L’interactivité est une perspective qui a été maintes fois promise par divers acteurs de l’industrie culturelle. Elle représente le Graal de tout storyteller assoiffé de liberté créative et qui souhaite mettre l’utilisateur au coeur de son offre en lui proposant une expérience unique et personnalisée.
En effet, le siècle dernier a été marqué par l’avènement de formes de divertissement plutôt passives, telles que le cinéma, la télévision, la radio ou encore la musique enregistrée, où l’utilisateur n’avait d’autre choix que de consommer ce qui lui était imposé. Ceci a marqué une rupture nette avec les modèles de divertissement plus traditionnels qui mettaient et continuent de mettre l’interactivité au centre de leur offre. Que l’on prenne l’exemple d’un concert, d’une représentation théâtrale ou encore d’un évènement sportif, il est aisé de constater que le public sur place exerce dans tous les cas une influence indéniable sur le déroulement du spectacle proposé.
Le développement des nouvelles technologies a souvent été considéré comme un facteur favorisant l’isolement des consommateurs et la linéarité de l’expérience utilisateur. Pourtant, les nouvelles possibilités offertes par toutes ces innovations s’avèrent très prometteuses et quelques acteurs de l’industrie culturelle se sont déjà penchés sur des applications concrètes qui pourraient bien révolutionner les méthodes de consommation de certains médias.
Ces évolutions ont principalement attrait à la narration, de telle sorte que les choix de l’utilisateur ont un impact considérable sur le déroulement d’une histoire et peuvent mener à des intrigues et des fins totalement différentes. Cependant, les principaux contributeurs de l’industrie culturelle ne sont pas partis d’une page blanche car cette stratégie avait déjà été employée par la littérature à travers l’élaboration de livres interactifs et n’a été reprise que bien plus tard par les secteurs du jeu vidéo et du streaming.
Au commencement…
L’interactivité dans nos médias, nouveau moyen de communication ? Et bien pas vraiment. Souvenez-vous de ces livres dont “vous êtes le héros”. Le premier date de la fin des années 1960 – début des années 1970. Et oui, il y a quasiment 60 ans ! Le genre a d’ailleurs été rendu célèbre en 1982 avec “Le sorcier de la montagne de feu”.
Le principe est simple : chaque paragraphe est numéroté et à la fin de la lecture d’un paragraphe, le lecteur doit faire un choix représentant les actions du personnage qu’il incarne. Ces possibilités renvoient à d’autres paragraphes qui développent les conséquences des choix du lecteur. Les paragraphes ne sont donc pas lus dans l’ordre des numéros et chaque lecteur ne lira pas les mêmes paragraphes, puisqu’il ne fera pas les mêmes choix. On peut en effet distinguer deux grandes familles de “livres-jeux” :
- les livres “divergents “ : chaque choix modifie le cours de l’histoire et mène vers une fin différente. C’est le cas des livres des collections “Choose Your Own Adventure” et “Le Challenge des étoiles”.
- les livres “à objectifs” : le personnage principal a un objectif, une mission, et les différents cheminements reviennent vers cet objectif. Il y a en général une “grande fin” qui correspond à l’accomplissement de la mission. C’est le cas de la plupart des livres-jeux.
On peut représenter l’enchaînement possible des paragraphes sous la forme d’un graphe. Dans le cas des livres “divergents”, le graphe ressemble à un arbre, tandis que pour les livres “à objectifs”, cela prendra plus la forme d’une toile.
La consommation de scénario 2.0
Depuis quelques années maintenant s’est développé un genre de jeux vidéo qui prend de plus en plus de place, celui des films interactifs. Mais avant de rentrer dans les détails, il est important de distinguer le “type” et le “genre” d’un jeu vidéo.
Quand on parle de “type de jeu”, on va avant tout se référer au gameplay autour duquel le jeu va principalement tourner. Mises à part quelques exceptions, le gameplay reste souvent unique au fil du jeu. Il peut même parfois être attaché à une boîte de production qui produira des jeux avec le même schéma de jouabilité. Le genre, lui, est lié à l’univers et aux références du monde dans lequel le jeu s’étend.
Le film interactif est donc un type de jeu. Son gameplay se rapproche plus des vieux jeux FMV (“Full Motion Video”) dont le principe était de filmer des acteurs pour pouvoir les retranscrire (plus ou moins bien) dans le jeu. “Dragon’s Lair” faisait figure de tête d’affiche et est un des premiers succès du genre ainsi que des Point & Click (qui consiste en une image fixe à fouiller à la souris, principalement dans le cadre de jeux d’énigmes), sortis à la même période sur les ancêtres de nos PCs actuels.
Pour résumer, le film interactif est surtout porté sur le scénario et l’interactivité avec le joueur au regard de ses émotions et réflexions, plutôt que sur des sensations manette en main.
De nombreux studios se sont spécialisés dans ce domaine comme Telltale Games, créateur des jeux “The Walking Dead” et “Batman : The Telltale Series”, Dontnod Entertainment, qui a produit “Life is Strange”, ou encore Naughty Dog, auteur de “Beyond Two Souls”, “Heavy Rain” mais également de “The Last of Us”.
En termes de gameplay, tous ces jeux restent extrêmement basiques. On peut contrôler le personnage, le déplacer et le faire interagir avec les éléments du décor. Ce type de jeu laisse les combats et les actions dynamiques de côté au profit du scénario. Tout au long du jeu, le joueur doit faire de nombreux choix pour faire évoluer l’histoire. Ces choix peuvent s’avérer parfois troublants, difficiles voire tristes. Ils peuvent amener le joueur à agir avec ses émotions, et non avec ses réflexes ou son acuité comme peuvent le faire d’autres jeux.
Le concept se retrouve également dans l’univers du streaming. En effet, pour promouvoir le nouveau jeu “Detroit : Become Human”, des YouTubers se sont amusés à créer deux vidéos, une du côté de la “Justice” et une autre du côté “Criminel”, reprenant les possibilités qu’offre le jeu, à savoir d’être gentil ou méchant. Les internautes ont ainsi été sollicités à la fin de chaque vidéo pour effectuer un choix décidant de la fin à donner au court-métrage.
Côté Criminel
Côté Justice
Fin commune aux deux choix possibles
On peut voir, avec la capture tirée de la vidéo de conclusion, qu’en fonction du choix de base, l’issue sera totalement différente et les conséquences bien distinctes.
On retrouve également le concept de choix, cette fois-ci totalement libre, dans le jeu “Use Your Words”, présenté ci-dessous par des Youtubers. Celui-ci consiste à trouver entre amis les sous-titres d’un extrait vidéo, d’une photo, etc… laissant alors libre cours à l’imagination des utilisateurs et au grand n’importe quoi que peut devenir une partie entre amis !
Ces jeux se sont aujourd’hui forgés une véritable communauté, ramenant sur consoles et PCs des individus qui ne sont pas à la base des “joueurs”, comme a su le faire la Nintendo Wii à son époque avec ses jeux de sport ou de remise en forme.
Le concept a même été poussé à son paroxysme avec la sortie de “Late Shift”, jeu 100% filmé où le joueur est amené à faire des choix. C’est à s’y méprendre : la bande annonce le fait passer pour un film, et pourtant, il sera bientôt disponible sur les consoles de salon.
On retrouve également ce concept interactif chez Netflix, qui s’y est essayé en 2017 avec l’adaptation des aventures du Chat Potté, le personnage emblématique des films d’animation “Shrek”. À l’aide de la télécommande, les enfants se retrouveront dans la fourrure du félin et pourront découvrir plusieurs circuits interactifs en effectuant les choix qui leur correspondent le mieux. Ainsi, Le Chat Potté pourra vivre 13 aventures différentes et occupera les apprentis “showrunners” de 18 à 39 minutes.
Comme on peut le voir, l’interactivité est aujourd’hui au coeur de la plupart de nos médias. Mais le concept, bien que paraissant “libre”, reste cloisonné par des scripts écrits à l’avance. Sommes-nous en marche vers une interactivité totale des médias ? Une IA serait-elle capable, dans un avenir plus ou moins proche, de générer des scénarios en fonctions de nos choix ? Cela paraît tellement futuriste, et pourtant nous nous en approchons. Affaire à suivre !
L’interactivité pour les adultes
Le 1er Octobre 2018, le groupe Bloomberg a annoncé que Netflix voulait tester le principe de la fin alternative sur ses séries. Dans la 5eme saison prévue en Décembre, les spectateurs de la série “Black Mirror” pourront se mettre directement à la place du personnage principal. Comment ? Tout simplement en prenant les décisions à sa place. Plusieurs choix seront proposés au fil des épisodes et auront une influence directe sur les scènes suivantes. La mise en place de ce système s’inscrit dans la suite logique des choses pour les fans de la première heure. En effet, cette série d’anticipation est devenue une référence dans le monde des nouvelles technologies.
Un budget conséquent
Ce challenge aura bien évidemment un coût. Plus on propose de choix, plus il y aura de scènes à tourner. C’est pourquoi la société de Los Gatos ne testera le concept que sur un seul épisode. Mais il va sans dire que si cette expérience est un succès, elle pourrait être généralisée à grande échelle afin d’attirer de nouveaux spectateurs et ainsi revoir le retour sur investissement de l’entreprise toujours plus à la hausse.
Cette démarche s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de la stratégie de Netflix qui a récemment investi plusieurs milliards de dollars dans la production de contenus, comme expliqué dans l’article “Leçon de Big Data par Netflix” écrit par nos soins au mois d’Août.
La société était déjà un précurseur en matière de “binge-watching” (regarder une saison complète en une seule fois sans avoir à attendre une semaine pour regarder l’épisode suivant de sa série préférée). Il va sans dire qu’elle aura encore un coup d’avance sur ses concurrents d’aujourd’hui et de demain comme Amazon ou bien YouTube (Google).
Les « gamers », prochaine cible de Netflix ?
Comme démontré un peu plus tôt, les interactions existent depuis longtemps sous différentes formes, mais ce qui a réellement démocratisé l’interactivité est sans aucun doute le monde du jeu vidéo. Contrairement aux séries TV classiques dans lesquelles le spectateur subit les actes du personnage principal, le détenteur de la manette a le contrôle physique sur son personnage. Cependant, l’histoire et les interactions étant prédéfinies, les joueurs se sont vite rendus compte que cette sensation de liberté était en réalité plutôt limitée.
Avec l’arrivée des quêtes secondaires, des mondes ouverts ou encore du choix des répliques lorsqu’un personnage discute avec un autre, des scénarios alternatifs ont commencé à naître, donnant ainsi un plus grand sentiment de liberté aux utilisateurs.
Prendre des décisions et constater les conséquences et les répercussions que ces choix ont eu sur l’évolution du héros : c’est le mot d’ordre du tout nouvel opus de la licence « Assassin’s Creed ». Intitulé “Odyssey”, ce jeu offre la possibilité de créer son propre parcours à travers les interactions générées avec les autres personnages. En plus du choix des répliques lors d’une conversation, le héros fait face à des dilemmes : par exemple, décider d’aider ou non les personnes dans le besoin, ou encore tuer ou épargner un adversaire. Et tous ces choix ont une incidence directe sur le caractère et les capacités du protagoniste, ce qui rend l’expérience encore plus réelle pour les joueurs !
Pour conclure…
Bien loin de brider l’aspect interactif des productions culturelles, les nouvelles technologies semblent au contraire l’amplifier pour le plus grand bonheur des consommateurs.
En effet, à l’heure où les consommateurs ne jurent que par l’hyper-personnalisation et veulent se voir proposer des expériences sur-mesure, les acteurs de l’industrie culturelle semblent avoir compris le message et n’hésitent pas à proposer des concepts où l’utilisateur est le seul maître à bord, ou presque.
Les avancées technologiques qu’a connu l’industrie culturelle et les applications qu’en ont fait ses principaux acteurs permettent d’offrir toujours un peu plus de liberté d’action aux utilisateurs. Cependant, pourra-t-on un jour mettre au point une oeuvre 100% interactive dont même l’auteur ne pourra prédire la fin ? L’avenir nous le dira.
Sources
- https://medium.com/interactivite-transmedia/une-breve-histoire-de-linteractivite-20910dbcd46
- https://www.01net.com/actualites/black-mirror-netflix-prevoit-un-episode-dont-vous-etes-le-heros-1534910.html
- https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-10-01/netflix-is-said-to-plan-choose-your-own-adventure-black-mirror
- https://www.ouest-france.fr/medias/television/series/black-mirror-netflix-prepare-un-episode-dont-vous-etes-le-heros-pour-la-saison-5-5999542
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre-jeu
- https://www.parigotmanchot.fr/2018/06/16/jeu-video-ou-film-interactif/
- https://www.iim.fr/jeu-video-film-interactif-gameplay/