Comment les marques de cosmétiques ont rendu désirable et incontournable l’usage d’un produit dermatologique pas très glamour ?
Comme elle semble loin, l’époque où les crèmes solaires ne ressortaient des placards de salles de bain qu’en juillet, à la veille des vacances. Vous savez ? Ces pâtes épaisses dont nous barbouillaient nos parents après les siestes estivales de bord de mer. Celles que les pharmacies ne mettaient en rayon qu’à l’arrivée des beaux jours et qui, le reste de l’année, peinaient à trouver preneur. Aujourd’hui, il semble impensable de bien prendre soin de sa peau sans passer par l’étape obligatoire, fondamentale, de la crème solaire ! Toujours 50, toujours SPF (Sun Protection Factor), qu’il neige ou qu’il vente, 365 jours par an.
Les produits solaires se sont offerts un sérieux lifting et sont passés du statut de parents pauvres des soins dermatologiques à super star de la cosmétique multifonction et anti-âge. Une industrie qui génère des chiffres d’affaires faramineux à travers le monde et lancée dans une course folle au succès. Son ambition : se rendre indispensable dans un monde qui veut arrêter le temps. Cet article va vous présenter les rouages d’une mécanique bien huilée.
1 – FAIRE CONFIANCE A LA SCIENCE. MAIS SURTOUT AU TEMPS :
Si la protection contre les dommages dermatologiques provoqués par le soleil existe depuis des milliers d’années (les Égyptiens utilisaient déjà onguents et argiles pour se protéger du soleil), l’utilisation de crèmes pour lutter contre le vieillissement cutané est en fait bien plus récente. Et, étonnamment, c’est à une histoire de « fesses » que l’on doit ce nouveau dogme (oui, oui !). Il y a près de 30 ans, Sophie Seité, scientifique, publie avec son équipe, les résultats d’une étude réalisée pendant 6 semaines sur douze popotins volontaires exposés à un simulateur solaire, 5 jours par semaine durant la période. Sur les 3 zones présentées, l’une est irradiée et non traitée, l’une est protégée par une crème solaire avec filtres (SPF) et la troisième couverte par une crème solaire sans filtres. On aboutit à la conclusion qu’une crème de jour SPF (avec filtre) utilisée chaque jour est nécessaire pour réduire, mais surtout prévenir, les altérations dermatologiques provoquées par le soleil. C’est la science qui le dit. Mais c’est surtout l’Oréal. En effet, Sophie Seité, chercheuse en dermatologie de son état, travaille en fait pour le groupe depuis 1985, au pôle Recherche et développement. Le mythe a trouvé ses fondations et l’étude sera largement diffusée et servira de base à l’affirmation selon laquelle la crème solaire doit être utilisée chaque jour et pas seulement l’été pour contrer le rôle du soleil dans l’accélération du vieillissement de la peau.
Ensuite, il a suffi de laisser faire le temps. Cette croyance, en 30 ans, va s’implanter durablement dans la psyché et l’inconscient collectif et devenir un argument marketing, faisant passer la crème solaire de produit dermatologique à soin esthétique. Avec une idée fixe : fragmenter le marché pour vendre plus de produits. Adapter celui-ci aux attentes du public et jouer sur le sentiment de responsabilité, parfois sur les peurs, des consommateurs. La machine est lancée, ses rouages bien huilés. Elle n’a plus besoin que de leviers !
2 –CETTE BEAUTE QUI NOUS LIE (OU QUI NOUS LIT).
Trente ans plus tard, l’argument scientifique a envahi nos routines beauté. Quel que soit l’âge, la carnation, la catégorie socio-professionnelle, la crème solaire est devenue le produit cosmétique absolument incontournable de la skincare routine. Cure de jouvence absolue pour certains ou soin hydratant anti imperfections pour d’autres. On n’échappe plus au maillage large et serré du rouleau compresseur. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les besoins. Et malgré une hyper-fragmentation du marché, les consommateurs sont liés par un lien absolument dogmatique aujourd’hui. La beauté esthétique passe aussi par la préparation de sa peau. Par l’invisible et le bien-être. Les consommateurs sont à la recherche de produits qui leur ressemblent ? Soit, alors, les marques adapteront leurs offres aux nouveaux paradigmes sans jamais changer le discours de protection contre les cancers de la peau, les lésions cutanées ou le vieillissement de l’épiderme.
3 – FRAGMENTER POUR MIEUX REGNER :
Ce qui va changer, c’est le public auquel on s’adresse. Ainsi, les crèmes solaires visages pullulent dans les rayons, non seulement des parapharmacies, mais aussi et surtout, des retailers beauté. Et si certaines marques déjà bien installées comme Shiseido se lancent le défi d’aller chercher des publics auxquels ils ne sont pas habitués en faisant la promotion de formules adaptées aux golfeurs (oui), d’autres marques ont littéralement fait du sunscreen leur fond de commerce. Ils ne font que ça ! C’est le cas notamment de Supergoop ! dont le message, dès 2007, année de sa création, est clair : « Sunscreen you want to wear ». Exit, donc, la crème solaire épaisse et fade. Supergoop ! mise sur le fun, les senteurs douces et surtout sur des formules qui permettent au maquillage d’être appliqué sans soucis. Avec un chiffre d’affaires global de 46,6 millions de dollars en 2023 (European Company DataBase – 2023), cette toute jeune marque a trouvé la formule magique pour un succès commercial assuré. Et comme toutes les peaux craignent le soleil, l’importance de l’inclusivité pour conquérir de nouveaux publics, joue un rôle majeur dans la croissance du marché. Certaines marques se lancent dans des niches hyper porteuses. C’est le cas de Kosa’s qui vient de lancer un produit SPF 40 qui ne laisse pas de traces bleuâtres sur les peaux noires ou de Beauty of Joseon, fleuron de la cosmétique coréenne qui, non content d’offrir, selon les dires de la marque, l’une des protections les plus solides du marché, constitue également une base de maquillage efficace et longue durée. Garantie sans retouches pendant 8 heures. Résultat de cette promesse marketing, Beauty of Joseon engrange en 2023 un CA de 116,7 millions de dollars et les ventes de crèmes solaires en représentent 35%. On peut donc estimer à 40,8 millions de dollars le CA engendré par les crèmes solaires de la marque, soit 4 tubes vendus par minute dans le monde. Étourdissant. Et ces success-story marketing sont pléthores dans le monde du sunscreen. Des centaines d’entre elles, qui n’existaient pas il y a encore 10 ans, investissent des sommes colossales sur un marché hyper compétitif pour figurer en bonne place dans nos salles de bain. Et évidemment, c’est sur nos smartphones que la bataille fait rage.
Si, comme on l’a vu, il a semblé impensable aux annonceurs de dépouiller le sunscreen de sa fonction première, il a été aisé d’hyper-fragmenter le marché. Par catégories d’âge bien sûr, par mode de vie ou tout simplement par type de peau. L’idée étant d’établir un maillage serré et complexe de ventes. Mais sur un marché aussi concurrentiel, lorsqu’on veut se faire remarquer et surtout être désirable, c’est vers le champion toutes catégories du trio gagnant « Awareness/considération/conversion » que l’on se tourne. Mais là encore, le marché des crèmes solaires fait montre de singularité. Chose étrange qui a plutôt joué en sa faveur sur les réseaux sociaux, c’est que dès leur apparition entre les mains des créateurs de contenu beauté, les produits solaires ont pu bénéficier d’une légitimité scientifiquement adoubée en tant que produit dermatologique et d’un certain glamour en raison de l’intérêt qu’ils présentent pour la préparation au maquillage. Bref, un statut hybride qui réunit dans sa paroisse le Beau et le Bien. Car si le sunscreen segmente les marchés, il unifie les usages et joue avec les frontières entre la beauté et la santé. Une paroisse qui réunit bien du monde, en somme. Une paroisse qui porte désormais un nom : la dermocosmétique.
4 – DEMAIN TOUS PHARMACIENS. LES LEVIERS DE LA VIRALITE
Et quels meilleurs prêcheurs, finalement, que les créateurs influenceurs beauté et bien-être dans la conquête à la considération ? Stéphane Bouillet, fondateur d’Influence4You, agence de technologie en marketing d’influence souligne « l’importance cruciale pour les marques cosmétiques d’investir dans une stratégie Instagram robuste. Car c’est là que sont les consommatrices. Les marques qui parviennent à engager authentiquement leur audience tout en continuant à croître rapidement sont celles qui resteront en tête. ». Et c’est bien là que réside la force des créateurs de contenu. Dans un marché sursaturé d’offres, les campagnes traditionnelles peinent à convaincre. Ce qui va susciter l’intérêt, c’est l’authenticité. Un marketing plus chaleureux et personnalisé dans le parcours client. Ainsi, selon une étude réalisée par la plateforme de marketing d’influence Hivenci, c’est 4 consommateurs sur 5 qui affirment avoir acheté un produit de beauté à la suite des recommandations d’un créateur de contenu sur les réseaux sociaux.
L’autre force des créateurs de contenu, c’est qu’ils réaffirment les consommateurs dans leur pouvoir décisionnaire. Si le public décide de faire l’acquisition d’un produit solaire c’est parce qu’il fonctionne. Il fonctionne parce que le créateur de contenu spécialisé en dermocosmétique lui a fait subir crash tests et autres classements. Qu’il nous a lu la composition chimique de la crème et que bien que l’on n’y entend rien, par un biais magique de confirmation, et surtout de connivence, on se convainc que ce produit fonctionnera. D’aucun choisira telle crème car il a la peau sensible et que cette crème solaire est enrichie en niacinamide (et qu’un Youtubeur nous a affirmé, un jour, que ce produit est bon pour les peaux sensibles), d’aucun préfèrera une SPF sans filtres chimiques (plus écoresponsable). C’est ce sentiment de puissance. Celui de comprendre et de se sentir compris, qui déclenchera sinon une vente, tout au moins le désir d’obtenir le Beau et le Bon. Pour soi. C’est à l’écoute religieuse de nos influenceurs spécialistes de la cosmétique que l’on doit notre « expertise en skincare ». Mais au fond, personne n’est vraiment dupe. Si l’on sait que « la crème solaire peut remplacer l’antiride », on ne sait ni vraiment pourquoi, ni vraiment comment.
FOCUS BEAUTY OF JOSEON ET LE MIRACLE DE LA VIRALITE : Lorsque l’on reprend l’exemple de Beauty of Joseon, c’est sur TikTok, que la marque réalise l’un des plus gros hold-up de l’histoire de la cosmétique. La crème solaire Relief Sun Screen sort en 2020, dans l’indifférence générale. Avec sa formule à base de riz fermenté et son packaging blanc pour le moins minimaliste, la marque va devoir compter sur son équipe marketing. Mais l’ambition est claire pour Beauty of Joseon, on veut créer une viralité organique. A moindre frais. Et c’est un travail de fourmi qui commence en 2020. A chaque fois qu’un créateur de contenu nomme la marque, celle-ci le recontacte pour qu’il les mentionne une seconde fois, dans une vidéo ultérieure. Elle collabore activement avec les influenceurs beauté les plus célèbres et crée des produits en collaboration avec eux (à l’instar d’une crème hydratante mise au point avec Ava Lee). Plus un produit marche, plus on le soutient. Et alors que le bouche-à-oreille digital semble prendre pour le Relief Sun Screen, puisque 16 des 20 vidéos TikTok les plus vues sur les meilleures crèmes solaires mentionnent le produit, le hashtag de la marque atteint en 2023, 1,7 milliard de mentions sur le réseau social ! Son nom y est mentionné plus de 100 000 fois. Pour être sûre qu’aucune vente ne lui échappe, Beauty of Joseon établit en 2022 une boutique officielle sur TikTok pour contrer les contrefaçons. La crème solaire Relief Sun représente aujourd’hui 35% du chiffre d’affaires global de la marque. Sa création et le choix du tout digital pour sa promotion ont permis à Beauty of Joseon de bondir de 83 000 dollars de CA en 2020 à 116,7 millions en 2023. Un CA multiplié par 15 en 3 ans. Vertigineux.
4 – DES LENDEMAINS QUI CHANTENT…
Le marché de la crème solaire est aujourd’hui bien implanté. Il lui a suffi de prendre son temps. De prêter attention aussi, aux détails d’un monde qui a changé. D’attentes nouvelles d’un public qui voudrait que l’on s’occupe de lui. Qui veut se sentir spécial, chouchouté et choisi. Il est aujourd’hui temps de commencer à récolter le fruit de ce travail de marketing de longue haleine. Selon une étude récemment publiée par Verified Market Research, le chiffre d’affaires global du marché de la crème solaire est de 14,59 milliards de dollars en 2024. Les projections pour 2031 sont ahurissantes. Si la courbe de croissance des marchés reste la même, le CA s’élèvera alors à près de 20 milliards de dollars (soit un taux de croissance annuel de 4,5%). Mais en y regardant de plus près, on se demande bien comment un marché qui finalement semble avoir conquis la planète, peut se permettre de croitre de façon aussi exponentielle dans ses projections sur 6 ans. C’est tout simplement parce que les marques ont plus d’un tour dans leur sac. Si la protection solaire ne suffit plus, elle va tout simplement allier ses forces et sa crédibilité dermatologique à bien d’autres soins de la peau. Nous entrons dans l’air de la crème solaire hybride et polyvalente.
Selon une étude menée par l’organisme MINTEL en 2024, 2 consommateurs de soins solaires en Chine, sur 5 se sentent plus attirés par des protections additionnées de soins blanchissants ou hydratants. Aux Etats-Unis (plus gros marché de la crème solaire au monde) 8 utilisateurs sur 10, acceptent de payer plus cher leur protection si elle est enrichie d’un intérêt cosmétique.
Dear Me Beauty, marque de beauté indonésienne, a bien compris ce nouveau besoin. Aussi, propose-t-elle depuis 2022 un gel solaire, le Skin Barrier Sunscreen Gel. Produit hybride entre la protection solaire et le réparateur cutané, hyper hydratant. Une approche multifonction qui vise à rapprocher toujours plus la protection dermatologique de la cosmétique pure. Et en la matière, à peu près toutes les marques se sont lancées sur ce nouveau segment. Du gel au spray, en passant par les huiles ou surtout le maquillage agrémenté (fonds de teint, anti-cernes,…), il y en a pour tous les goûts. Mais surtout, c’est dans la valeur ajoutée apportée au produit solaire que va se jouer l’avenir financier de celui-ci.
5 -… RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL ?
C’est donc là que la segmentation va peser dans la balance ! Si certaines marques ajoutent des produits lissants et hydratants pour lutter contre l’effet du temps, comme des peptides, des céramides ou de l’acide hyaluronique, d’autres se montrent plus ambitieuses. Comme la marque anglaise E45 qui vient de mettre au point une crème solaire pour les personnes atteintes d’eczéma. La marque brésilienne Sol de Janeiro a lancé (en partenariat avec l’influenceuse Sofia Richie Grainge) une SPF 50 qui sent très bon (sorte de solaire/parfum ) avec comme slogan « Sunscreen Worthy of Your Skin » (« La crème solaire digne de votre peau »).
Jeanine Recckio, CEO de Mirror Mirror Imagination Group, souligne que « le marché des crèmes solaires est saturé, ce qui pousse les marques à innover dans leurs formats et leurs stratégies marketing ». Elle ajoute : « le monde n’attend pas une nouvelle crème solaire révolutionnaire. Il y en a déjà plein, donc les marques doivent être astucieuses. Et je pense que c’est ce que beaucoup de marques virales et progressistes font : elles ont été astucieuses dans leurs formats et leur marketing. Elles se sont adaptées pour proposer plus !« .
En définitive, c’est la capacité des marques à rester à l’écoute du marché qui leur permettra de récolter les fruits d’un produit tombé en désuétude au tournant des années 2000. Et c’est cette même capacité d’adaptation aux besoins des consommateurs, à utiliser le temps comme un outil stratégique, la viralité comme une arme et la création d’hybrides directement inspirés par les nouveaux paradigmes de consommation , qui vont, assurément offrir un avenir radieux aux crèmes solaires.
Melissa Krazem.
SOURCES :
Innovative Launches in the Global Suncare Market
Sunscreen Market Size And Forecast
Niche SPFs are shaking up the sun care market
TikTok-Viral Korean Skin-Care Brand Beauty of Joseon Sets Its Sights on the U.S.
Marché des cosmétiques : les marques gagnantes et perdantes en 2024
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