En mars 2023, un jeu indépendant à l’esthétique rétro, Pizza Tower, explose les compteurs sur Twitch et YouTube. À l’origine de ce succès inattendu ? Aucun plan média classique. Aucun spot publicitaire. Seulement une vague de streamers enthousiastes, qui propulsent le titre au rang de phénomène. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : aujourd’hui, les influenceurs — streamers, YouTubers, TikTokeurs — jouent un rôle décisif dans la réussite commerciale d’un jeu vidéo. En quelques années, le marketing d’influence est devenu un pilier incontournable de la stratégie des studios, au point de parfois supplanter les campagnes traditionnelles. Décryptage d’un virage qui redéfinit les règles du marché.
Le jeu vidéo, un terrain de jeu idéal pour l’influence
L’industrie vidéoludique partage avec les plateformes sociales un ADN commun : l’interaction. Dans cet écosystème où la participation prime sur la consommation passive, l’influence s’installe naturellement. Twitch, YouTube et TikTok ne sont plus seulement des vitrines : ce sont des scènes sur lesquelles se joue la légitimité d’un jeu.
Un rapport de l’agence Newzoo révélait dès 2021 que plus de 70 % des joueurs affirment que le visionnage de contenu de gameplay influence leur décision d’achat¹. Le simple fait de regarder un streamer jouer permet d’évaluer l’expérience, de découvrir des mécaniques, de se projeter. L’influence ici ne se résume pas à une recommandation : elle devient démonstration, preuve sociale et, souvent, spectacle.
Du bouche-à-oreille 2.0, à la stratégie bien huilée
À ses débuts, le marketing d’influence dans le jeu vidéo reposait sur des initiatives spontanées. Des streamers découvraient un jeu, le présentaient à leur communauté, et la viralité faisait le reste. Mais les éditeurs ont vite compris l’intérêt de formaliser cette dynamique.
Ubisoft, Electronic Arts, Riot Games : tous collaborent désormais activement avec des créateurs de contenu. Les partenariats prennent différentes formes : accès anticipé, placements sponsorisés, événements exclusifs, drops intégrés aux streams… Le marketing d’influence est devenu une ligne budgétaire à part entière. D’après une étude de l’agence Influencer Marketing Hub, le marché mondial du marketing d’influence a dépassé les 21 milliards de dollars en 2023, et les jeux vidéo figurent parmi les secteurs les plus actifs².
Certaines campagnes sont désormais conçues autour des influenceurs. En 2020, l’éditeur InnerSloth doit le succès fulgurant d’Among Us à une poignée de streamers anglophones. Le jeu, sorti en 2018 dans l’indifférence générale, explose deux ans plus tard grâce à des sessions diffusées par des personnalités comme xQc, Pokimane ou par Squeezie en France. Résultat : des millions de téléchargements en quelques semaines, et une présence massive sur les réseaux sociaux.
Une efficacité mesurable, mais pas toujours maîtrisée
Le succès de ces campagnes repose sur un levier clé : la crédibilité. Contrairement à la publicité traditionnelle, le marketing d’influence s’appuie sur une relation de confiance entre le créateur et son audience. Lorsqu’un streamer recommande un jeu, il engage sa réputation. Cela renforce l’impact, mais rend aussi l’exercice plus difficile.
Les studios doivent veiller à conserver un équilibre entre sponsoring et authenticité. Une communication trop dirigée peut rapidement être perçue comme artificielle — voire opportuniste. En 2022, Blizzard a été critiqué pour avoir proposé des scripts préécrits à certains influenceurs dans le cadre de la campagne de Diablo Immortal. L’affaire a soulevé la question de la transparence dans les partenariats sponsorisés.
Pour éviter ces écueils, les marques collaborent de plus en plus avec des agences spécialisées, qui savent identifier les bons profils, calibrer les messages et mesurer les performances. Le suivi des indicateurs comme le taux d’engagement, le nombre de clics ou le coût par vue permet de piloter les campagnes avec finesse.
L’essor de TikTok et le règne du format court
Depuis 2021, TikTok est devenu un terrain stratégique pour les éditeurs. Avec ses vidéos courtes et virales, la plateforme permet de capter rapidement l’attention, en particulier chez les jeunes joueurs. Des jeux comme Genshin Impact ou Honkai: Star Rail doivent une part non négligeable de leur popularité à des contenus TikTok qui mêlent humour, mise en scène et gameplay.
La logique diffère ici de Twitch ou YouTube : il ne s’agit plus de montrer un jeu longuement, mais d’en extraire un moment-clé, un « hook » visuel ou narratif, pour le rendre mémorable. Les studios misent sur l’effet meme, le remix, l’appropriation communautaire. Et les créateurs deviennent co-auteurs du buzz.
Une dépendance croissante aux créateurs de contenu
Cette nouvelle donne pose une question de fond : l’industrie n’est-elle pas en train de déléguer sa communication à des acteurs externes ? À mesure que l’audience se tourne vers les influenceurs, les studios perdent une part de contrôle sur la manière dont leurs jeux sont perçus.
Cela peut se révéler risqué. En janvier 2024, le jeu The Day Before, présenté comme un survival MMO révolutionnaire, est descendu en flammes après des critiques virulentes d’influenceurs sur YouTube. Le bad buzz s’est propagé à très grande vitesse, annulant des mois de teasing officiel. Le marketing d’influence, aussi puissant soit-il, ne garantit pas l’indulgence.
Certains éditeurs préfèrent donc diversifier leur stratégie. Au lieu de dépendre d’une poignée de stars, ils misent sur le « long tail » de micro-influenceurs : des créateurs plus modestes, mais avec un taux d’engagement souvent supérieur. Cette approche permet de mieux cibler des niches, de limiter les risques, et d’encourager une adoption plus organique. C’est une stratégie que maîtrise parfaitement SEGA avec sa license Total War développée par le studio Creative Assembly, un jeu de niche qui a réussi à élargir sa base de joueurs grâce à des streamers peu connus mais possédant une communauté solide et engagée.
Vers un marketing plus communautaire
L’évolution actuelle ne consiste pas seulement à changer de canal, mais à repenser la communication autour du jeu vidéo. Le marketing d’influence encourage une logique de communauté, où le joueur n’est plus un simple acheteur, mais un participant, un ambassadeur potentiel.
Ce tournant est particulièrement visible dans les campagnes de lancement. Loin des grandes conférences de presse, de plus en plus de studios privilégient des événements digitaux participatifs : bêtas ouvertes relayées par les streamers, concours créatifs, collaborations avec des artistes ou des cosplayers. Le marketing devient expérience, dialogue, co-création.
C’est aussi un retour au cœur du jeu vidéo : un médium vivant, communautaire, fondé sur l’engagement et la passion. En s’appuyant sur les influenceurs, les éditeurs renouent — souvent sans le vouloir — avec cette essence.
Le marketing d’influence n’est plus une option…
…c’est un levier structurant pour l’industrie vidéoludique. Il transforme non seulement la manière de vendre, mais aussi celle de concevoir les jeux. Certains studios intègrent désormais les créateurs dans leurs processus de développement, testent des prototypes avec eux, ajustent des mécaniques en fonction des retours de la communauté.
Mais ce levier puissant appelle à la responsabilité. En confiant une partie de leur image à des influenceurs, les marques doivent composer avec l’authenticité, la volatilité et les attentes d’un public de plus en plus critique.
Le marketing du jeu vidéo est devenu conversationnel et instantané. Et dans cette nouvelle grammaire, les influenceurs sont à la fois messagers, traducteurs, et parfois… juges et bourreaux.
Sources :
¹ Newzoo, Influencer Marketing in Gaming, rapport 2021.
² Influencer Marketing Hub, The State of Influencer Marketing 2023, publié en avril 2023.