½ : De la troisième à la première personne
En 2019, Instagram est le premier réseau social chez les 18-34 ans, et il connaît une croissance importante auprès des hommes et femmes politiques. Comment expliquer ce soudain intérêt ? Comment les politiques utilisent-ils l’application pour toucher les jeunes électeurs ?
Instagram, bassin de jeunes électeurs
Instagram comptait en 2018 14 millions d’utilisateurs actifs mensuels en France, soit 21% de la population totale du pays. À titre de comparaison, Facebook enregistre 35 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Mais Instagram présente un avantage de taille : c’est un réseau social fortement affinitaire. En effet, plus de la moitié de ses utilisateurs ont entre 18 et 34 ans, et le taux d’engagement y est 60 fois supérieur à celui de Facebook. C’est également le seul réseau social dont l’utilisation est en progression dans cette tranche d’âge.
Il se présente donc comme le réseau social privilégié pour s’adresser à une cible électorale jeune, et les politiques l’ont bien compris.
Si Instagram – racheté par Facebook en 2012 pour 715 millions de dollars – est toujours dominé par la présence de célébrités et d’influenceurs, il voit la présence des personnalités politiques augmenter de mois en mois. C’est d’ailleurs le réseau social dont la croissance est la plus élevée chez les politiques. 81% des dirigeants des pays membres des Nations Unies sont présents sur le réseau, d’après une étude de Twiplomacy. Il reste derrière Twitter qui demeure le réseau social favori des politiques, mais qui est peu usité par les jeunes.“Twitter is still the most popular platform for [politicians]. But there’s a very real trend in Instagram adoption” a déclaré Matt Compton, directeur de l’agence de stratégie digitale Blue State Digital, et ancien directeur adjoint de la campagne d’Hillary Clinton, dans un entretien au Financial Times.
Montrer l’humain derrière le politique
Instagram est le réseau social de la proximité et de l’intime : il s’agit bien souvent d’y exposer son quotidien plus ou moins mis en scène, à travers des photos ou des vidéos. L’avènement des stories, qui ne sont visibles que pendant 24h et peuvent être diffusées en direct, a encore renforcé cette immersion dans le quotidien et l’intimité des utilisateurs : les publications ayant vocation à disparaître, elles encouragent l’utilisateur à partager des instants de vie pris sur le vif. Les ajouts comme les filtres, les gifs, les extraits musicaux, ajoutent à l’aspect ludique de l’outil et permettent de créer de véritables suites narratives, tantôt poétiques, tantôt humoristique. Les possibilités créatives sont quasiment infinies. Instagram est aussi le lieu de la promotion de soi, du personal branding : en témoigne la mode du selfie qui s’est développé sur le réseau social. D’ailleurs, les comptes personnels des politiques sont beaucoup plus suivis que ceux des formations politiques, ce qui tend à démontrer que ce qui intéresse les followers, c’est la personne derrière la figure politique. Dans le graphique ci-dessous, nous avons comparé le nombre de followers des partis politiques avec les followers des personnalités les représentant. À part pour Laurent Wauquiez et les Républicains, on voit que les comptes les plus suivis sont bien ceux des chefs de file (Nous avons volontairement exclu Emmanuel Macron et LREM, car le nombre d’abonnés du Président de la République était trop élevé et rendait difficile la lecture du graphique).
Ainsi, le réseau social donne aux politiques l’opportunité de montrer à leurs jeunes électeurs une image différente de celle communiquée via les médias “traditionnels”, dans la volonté d’amener les millenials à se dire “finalement, ils sont comme nous”. Aux États-Unis, Barack Obama avait initié ce mouvement en postant très régulièrement sur Instagram des photos prises par son photographe officiel Pete Souza, qui a méticuleusement immortalisé non seulement les déplacements officiels de l’ancien président mais aussi des moments de sa vie intime à la Maison Blanche. Le compte Instagram de Pete Souza compte plus de 2 millions d’abonnés, et il est toujours régulièrement alimenté par des clichés pris lors de la présidence d’Obama, dans ce que l’on peut interpréter comme une sorte de nostalgie.
En France, Emmanuel Macron semble s’inspirer du 44e Président des États-Unis, en postant régulièrement des photographies le montrant dans une posture d’homme plutôt que de figure politique : à hauteur d’enfants dans une salle de classe, ou accompagné de son épouse pour faire ses voeux aux Français. Il a également sa photographe officielle, Soasig de la Moissonnière, dont le compte réunit près de 70 000 abonnés et qui compile nombre de clichés “off” (ou du moins présentés comme tels) du Président. Ces photos de “coulisses” ne montrent jamais Emmanuel Macron fixant l’objectif (comme Obama dans les photos de Pete Souza), donnant l’impression qu’il est trop occupé, que son rôle est trop important, pour avoir le temps de poser.
Si cette manière de se mettre en scène peuvent satisfaire un certain désir du public de s’immiscer “derrière la façade”, elle maintient néanmoins une distance relativement importante avec le spectateur : il est très rarement question de s’adresser directement à lui, il reste un témoin sans devenir le sujet d’une interaction avec le politique.
Or ce que permet Instagram, et ce vers quoi le réseau social se dirige, c’est le dialogue avec les followers. Ainsi, son utilisation politique se dirige vers une nouvelle forme de “candeur”, s’éloignant de l’imagerie “traditionnelle revisitée” d’Obama et Macron. Les politiques qui utilisent Instagram aujourd’hui offrent à leurs followers de nouveaux moyens de s’identifier à eux : Benoît Hamon, chef de file du mouvement Génération.s, a bien compris cette fonction et s’en est emparé sur son compte personnel, non sans une certaine dose d’autodérision. Contrairement à Barack Obama ou Emmanuel Macron, il prend une grande partie de ses photographies lui-même, poste des selfies, s’adresse directement au follower dans la légende, dans un dialogue avec son follower. Il se présente à la 1ère personne, accessible.
Peut-être s’est-il inspiré de Beto O’Rourke, élu démocrate du Texas à la Chambre des représentants des États-Unis, qui a invité ses followers à suivre l’un de ses… rendez-vous chez le dentiste ! Si les politiques français tentent plutôt timidement de faire entrer les électeurs dans leur sphère privée, les états-uniens hésitent beaucoup moins à dévoiler les moments les plus intimes de leur vie avec leurs followers. Ainsi, la jeune élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez (dont le parcours atypique, de barmaid à congresswoman, avait attiré l’attention des médias) répond aux questions des électeurs en cuisinant un mac and cheese, Elizabeth Warren avait annoncé sa candidature aux présidentielles américaines de 2020 lors d’une vidéo en direct dans laquelle on la voyait en train de siroter une bière, enlaçant son mari.
On l’a vu, Instagram semble s’imposer comme le réseau privilégié pour s’adresser aux millenials, puisqu’il est leur réseau social de prédilection. Les politiques ont su saisir l’opportunité offerte par l’application pour se présenter de façon plus accessible et plus humaine. Dans notre prochain article, nous montrerons comment ils utilisent les fonctions d’Instagram pour faire entrer les électeurs dans les coulisses de la vie politique et de ses institutions et engager le dialogue avec les jeunes électeurs.
Sources
Why US politicians are turning to Instagram ahead of 2020 election
A more intimate aesthetics of politics on Insta
Instagram – Les chiffres à connaître en 2018
The Political Question of the Future: But Are They Real?
Most-followed political figures on Instagram worldwide as of November 2018
Beto O’Rourke invites Instagram fans inside his mouth as politicians flock to app