Alors que pendant des années, les chaînes de télévision ont profité jovialement de contrats publicitaires et de larges audiences, l’année 2016 a marqué la fin « du règne » du petit écran. Le digital est devenu le premier média investi en France. Et, cette tendance n’est pas près de s’arrêter. Selon Magna Intelligence, en 2019, les recettes publicitaires de la télévision française représentaient un peu moins de 27 % du budget média investi. Le digital quant à lui atteignait près de 45 %. Cette part est en croissance constante. La 23éme édition de l’Observatoire de l’e-pub, publiée par le SRI, l’UDECAM et le cabinet Oliver Wyman évaluait à 5,86 milliards d’euros, le montant des recettes publicitaires issues du digital en 2019, une croissance de 12% par rapport à l’année précédente. D’après une étude du cabinet eMarketer, Google et Facebook détenaient à eux seules, en 2018, 75,8 % du gâteau à 5,2 milliards d’euros du marché français de la publicité en ligne.
Selon David Larramendy, président du Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV), « On assiste à une explosion de la publicité digitale, les Gafa se frottent les mains ». Dans un Livre blanc remis aux parlementaires, Alain Weill, PDG d’Altice France, s’insurgeait que « Les acteurs traditionnels de la télévision, eux, sont bloqués par une réglementation figée depuis les années 1980 (…) le cadre actuel de régulation conduit à une situation ubuesque où l’on donne aux acteurs numériques internationaux ce dont on prive les médias traditionnels au nom de principes de concurrence ou de pluralisme »
Mais alors, comment rivaliser avec les Gafa, rois de la publicité ciblée, quand on est une chaîne ou un groupe de télévisions ? Face à la menace grandissante et la concurrence déloyale que représente les mastodontes du numérique, les chaînes ont peut-être trouvé un moyen de contre-attaquer ; ce moyen, c’est la publicité télé segmentée.
Mais qu’est-ce qu’est la publicité télé segmentée au juste ?
La publicité télé segmentée ou adressée est la possibilité de réaliser une publicité « ciblée », en fonction de caractéristiques géographiques ou de segment de client visé par l’annonceur (âge, sexe, géolocalisation, centres d’intérêt, etc.). Elle implique que tous les téléspectateurs ne visionnent pas les mêmes spots, alors qu’ils regardent le même programme. Selon une étude réalisée par le cabinet Oliver Wyman, en 2019, cette pratique représentait entre 2 et 5% du chiffre d’affaires des régies au Royaume-Uni (Sky AdSmart), en Belgique (SBS), ou aux Etats-Unis (Comcast), pays où elle est en vigueur depuis plusieurs années. Ce faible recours à la publicité segmentée s’explique principalement par le fait que son usage soit strictement encadré, ce qui limite l’inventaire publicitaire. De plus, elle est souvent perçus par les annonceurs comme étant honéreuse alors que cela n’est pas vrai lorsqu’on raisonne en eCPM.
La publicité segmentée, une arme contre la concurrence de la publicité digitale
Actuellement l’article 13, du décret du 27 mars 1992 impose aux chaînes nationales, à l’exception de France 3, de diffuser leurs spots publicitaires « simultanément dans l’ensemble de la zone de service ». C’est-à-dire que les chaînes ne sont pas autorisées à émettre des publicités différentes entre les téléspectateurs d’un même programme et la publicité segmentée est pour l’instant réservée aux services « à la demande » des chaînes de télévision. Paradoxalement, les acteurs digitaux et notamment les Gafa, ont fait du ciblage, le cœur de leur business model.
Ainsi, selon une étude réalisée par le cabinet Oliver Wyman en 2019, le manque de ciblage arrivait en troisième position des motifs d’exclusion de la télévision parmi les canaux de publicité chez les annonceurs n’investissant pas sur le linéaire. Face à cette concurrence déloyale, il est plus que nécessaire de réformer le système actuel. C’est notamment ce que prévoit la réforme de l’audiovisuel, portée par le ministre de la Culture, Franck Riester, et qui introduit la possibilité pour les annonceurs de recourir à la publicité segmentée. Cette réforme ambitionne de permettre aux chaînes télé de bénéficier d’outils modernes leur permettant d’augmenter leur volume de publicités et de ce fait pérenniser leur modèle économique.
Quels avantages ?
La publicité segmentée présente l’avantage de combiner la puissance du média télé et ainsi d’obtenir un reach important, un ciblage data pertinent et un environnement de qualité. Toutefois, comme le soulignait Eva Respaut, Directrice Marketing de l’Innovation et de la Communication chez M6 Publicité «Attention toutefois à ne pas tomber dans le travers de l’ultra ciblage qui dénaturerait la vocation de la télévision, qui est nativement d’être un mass média». En effet, la publicité télé segmentée n’a pas vocation à offrir aux téléspectateurs un ciblage « one-to-one » comme le ferrait des spots sur le web, mais de délivrer à l’audience, des publicités moins intrusives et surtout plus pertinentes. Ainsi, les utilisateurs qui auront donné leur consentement recevront des spots plus adéquates et donc plus acceptées. Selon l’étude d’Oliver Wyman, la publicité adressée a permis de réduire de 33% le taux de zapping de Sky AdSmart, par rapport aux publicités classiques linéaire.
En France, le décret la mettant en place aurait dû être publié au printemps 2020, avec un lancement effectif prévu au deuxième trimestre 2021. La crise sanitaire engendrée par le COVID-19 a décalé le calendrier de la réforme.
Comment les annonceurs et diffuseurs vont-ils procéder à la segmentation du public ?
À l’instar des sites Internet qui adaptent les annonces publicitaires à l’historique de navigation des internautes grâce aux cookies, la publicité télé ciblée se nourrit des données personnelles des téléspectateurs. La segmentation est opérée selon trois principaux axes avec des degrés de ciblage différents :
- un décrochage dit local en lien avec TDF, possible sur la TNT. Ce mode de réception représente un bassin d’audience important. Selon le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), en France, aux 3ème et 4ème trimestres 2019, la TNT était utilisée par 54 % des foyers et constituait l’unique mode de réception pour 22 % d’entre eux. La géolocalisation est le seul critère de ciblage utilisé par ce mode et les émetteurs ne possédant pas de voie de retour permettant de faire remonter les données des téléspectateurs, la TNT est par conséquent anonyme par défaut. Elle ne requiert donc pas le consentement préalable des téléspectateurs.
- par une association avec un fournisseur d’accès Internet (FAI). Plus précisément, les données sont collectées par les FAI et recroisées avec d’une part les grilles de programmes des chaînes télévisées et d’autre part les mesures d’audience de Médiamétrie afin de savoir quel membre d’un même foyer se trouve derrière l’écran. Ainsi, des informations tels que l’adresse, les habitudes de visionnage, l’âge et la composition du foyer pourront être collectés. Selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), en 2019, 79% des Français regardaient la télévision par IPTV reliée à une box internet.
- par le recours à des Smarts TV via la norme technique HbbTV, qui permet de numériser les postes télé connectés en créant une voie de retour au niveau de l’appareil
Dans l’hexagone, la mise en place de la publicité segmentée sera progressive. Elle passera dans un premier temps par un ciblage géographique, c’est-à-dire que des téléspectateurs à Paris et d’autres à Marseille pourront visionner des spots différents. Dans un second temps, elle devrait s’adapter à la composition du foyer.
Toutefois, afin de ne pas bousculer l’équilibre économique de la presse quotidienne et régionale et des radios, l’adresse locale des produits dont la promotion est réalisée ne pourra pas être mentionnée.
Certaines régies publicitaires se sont déjà préparées à l’arrivée de la publicité segmentée. Ainsi, TDF et Télévisions ont effectué un test en janvier 2018, sur la TNT. Une publicité ciblée a alors été diffusée dans l’agglomération du Mans, et, plusieurs fois par jour, l’annonceur Thélem Assurances a pu diffuser simultanément 2 spots : l’un national, l’autre destiné aux habitants de l’agglomération du Mans. M6 Publicité a les 7 et 10 mai 2019, entrepris une démarche similaire en diffusant un test de publicité segmentée en live sur TV connectée avec La Poste et son agence Starcom. Cet essai était constitué de 2 spots différents auprès de 2 segments de téléspectateurs distincts.
L’exemple de Sky Adsmart
Quelles opportunités ?
La publicité segmentée devrait amener les annonceurs à revoir la répartition de leurs budgets et à consacrer davantage de moyens à la télévision alors que le ciblage le plus fin était jusqu’à présent l’apanage d’Internet. Et leur attrait pour cette pratique est fort puisque 90% de ceux qui ont été interrogé par Oliver Wyman lui trouve un intérêt. Plus de la moitié (58%) d’entre eux augmenteraient leur budget global de communication pour intégrer de la publicité segmentée dans leur mix média et prêt de la moitié (49%) seraient prêt à réallouer leur budget digital pour cette pratique. Aux Etats-Unis, la publicité segmentée arrive en 4ème position des innovations technologiques plébiscitées par les annonceurs et ¼ des leaders interrogés la place dans leur top 3 des innovations marketing, devant le programmatique, l’IA ou l’assistance vocale. Au Royaume-Uni, 64% des clients de Sky AdSmart ont réinvesti après leur première campagne.
Selon le SNPTV, le ciblage induit par la publicité segmentée devrait dégager entre 200 et 300 millions d’euros ces cinq prochaines années. Ces sommes seront réparties sur toute la chaîne de valeur, en incluant notamment les agences et les forfaits techniques auprès des opérateurs.
Cette réforme devrait aussi permettre aux chaînes d’ouvrir leur offre à d’autres catégories d’annonceurs, PME ou startups jusqu’alors privées de télévision par manque de budget. En effet, l’audience limitée rendra le prix des spots bien plus accessibles. Ainsi, selon les chiffres du SNPTV, les principaux bénéficiaires de la mesure devraient être les nouveaux annonceurs (41%), suivis des gros annonceurs (28%), des petits et moyens annonceurs (26%) et des pure players (5%).
Quelles limites ?
Pour diffuser de la publicité ciblée, les fournisseurs d’accès à Internet et les chaînes TV doivent respecter la nouvelle réglementation générale sur la protection des données privées, dite RGPD. Une approbation systématique de l’utilisateur appelée « opt-in » et donc nécessaire.
Or, selon une étude réalisée par YouGov en mars 2020, alors qu’un peu moins d’un Français sur cinq (19%) a entendu parler d’un projet de réforme sur la publicité segmentée, 56% d’entre eux y sont défavorable et 39% tout à fait défavorable.
A l’inverse 29% y sont favorables. Ce sont notamment les jeunes qui sont le plus enthousiastes à l’idée de publicités ciblées. Ainsi, 40% des Millennials sont pour, contre 18% des 55 ans et plus. Parmi les principaux motifs de rejet figurent le refus que leurs données personnelles soient utilisées (66%) ou encore le problème éthique posé par la publicité segmentée (32%) et le souhait de continuer à voir toutes les publicités, et non pas uniquement celles qui correspondent à leur profil (17%).
Dans le cadre de la publicité TV segmentée via les box des FAI, ce sont les opérateurs qui auront la charge de recueillir le consentement des abonnés puisqu’ils sont les seuls à avoir noué une relation contractuelle avec eux . Pour les postes de TV connectés, il pourra s’agir d’autres acteurs, dont les chaînes elles-mêmes.
Face à ce constat, il est clair que bien que pas encore adoptée, la publicité segmentée rencontre déjà de nombreux détracteurs.
En résumé
Références bibliographiques
-L’avenir de la publicité segmentée en France , Oliver Wyman, 2019
-23éme édition de l’Observatoire de l’e-pub, SRI, l’UDECAM et Oliver Wyman
-Guide TV Segmentée AFMM-IAB-SNPTV
-https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Panorama-Toutes-les-etudes-liees-a-l-ecosysteme-audiovisuel/Les-observatoires-de-l-equipement-audiovisuel/L-equipement-audiovisuel-des-foyers-aux-3e-et-4e-trimestres-2019-TV-et-pour-l-annee-2019-radio
-https://www.franceinter.fr/societe/a-quoi-pourrait-ressembler-la-publicite-ciblee-sur-votre-television
-https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/les-gafa-toujours-aussi-puissants-dans-la-publicite-digitale-1037707
-https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/les-chaines-de-television-appellent-a-un-grand-chamboulement-publicitaire-1037206
-https://www.mindnews.fr/article/19568/on-vous-explique-les-differentes-facons-d-operer-la-publicite-tv-segmentee/
-https://www.mindnews.fr/article/18034/publicite-tv-segmentee-comment-obtenir-le-consentement-utilisateur-au-recueil-des-donnees-personnelles/
-https://siecledigital.fr/2019/11/07/la-television-veut-rivaliser-avec-les-geants-numeriques-grace-a-la-publicite-segmentee/
-https://www.snptv.org/veilles/lintelligence-artificielle-au-service-de-lachat-programmatique-tv-et-de-la-publicite-adressee/
-https://www.strategies.fr/actualites/medias/4033556W/la-grande-reforme-de-la-pub-tv.html
-https://www.strategies.fr/expertises/tv-segmentee-une-avancee-gagnant-gagnant-gagnant
-https://www.usine-digitale.fr/article/comment-les-chaines-tv-vont-diffuser-des-publicites-ciblees-aux-telespectateurs.N928394
-https://fr.yougov.com/news/2020/03/25/les-francais-publicite-segmente/
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