C’est officiel, depuis le 7 août dernier, la publicité segmentée est autorisée sur le petit écran. À l’image de ce qui est fait par les Gafan (Google, Amazon, Facebook, Apple et Netflix), les chaînes, aux côtés des opérateurs télécoms peuvent désormais diffuser des spots qui s’adaptent aux zones de diffusion et aux différentes catégories de téléspectateurs. Il s’agit pour les premières de mieux valoriser leurs espaces publicitaires et les seconds de valoriser leurs données abonnés. Mais que prévoit exactement la réforme ? On vous en dit plus…
Le début d’une ère nouvelle
Le décret n° 2020-983 du 5 août 2020 relatif à la publicité segmentée a été publié au journal officiel du 6 août 2020. Attendu avec impatience par les régies publicitaires, il constitue le volet réglementaire de la réforme audiovisuelle qui devait être votée depuis mars dernier, mais qui a été repoussée en raison de la crise sanitaire. Il permet aux chaînes de diffuser des spots ciblés, grâce aux informations recueillies auprès des téléspectateurs. Pour le moment, rien n’encadre la nature des données qui pourront être collectées. Ainsi, sous couvert d’obtention du consentement des téléspectateurs, les chaînes pourront en théorie exploiter un nombre conséquent d’informations détenues par les fournisseurs d’accès Internet (FAI) sur leurs abonnés. Parmi elles, figure la localisation géographique du foyer ou encore les données socio-démographiques. La souscription à des chaînes thématiques (sport, jeunesse, musique, divertissement, etc.) permettra quant à elle de déterminer la composition ainsi que les centres d’intérêt d’un ménage. Ainsi, par exemple, si un foyer a un fort attrait pour les émissions de bricolage, une chaîne pourra lui adresser des spots pour un magasin de bricolage proche de son domicile. Plus généralement, les opérateurs télécoms pourront exploiter les données de navigation des box et donc les usages clients et la consommation audiovisuelle. Et, les informations collectées seront d’autant plus précieuses qu’à l’inverse par exemple des réseaux sociaux, elles ne seront pas déclaratives mais contractuelles.
La publicité segmentée sera déployée progressivement. Ce déploiement passera dans un premier temps par un ciblage géographique, puis les spots ciblés devraient s’adapter à la composition des foyers.
Un décret qui s’accompagne de nombreuses restrictions
À la grande déception des régies et des annonceurs, mais comme préalablement annoncé par le gouvernement, le décret s’accompagne de restrictions. Les messages segmentés devront :
- être clairement identifiés pour assurer la bonne information des téléspectateurs
- ne pas précéder, être diffusés durant ou suivre des programmes pour enfants
- à l’exception des chaînes ayant des obligations de programmation d’émission à caractère local ou régional telle que France 3 et par soucis de préservation de l’économie des médias locaux (réseaux d’affichage, radio locale et presse régionale, etc.), les spots ne doivent pas mentionner l’adresse de l’annonceur ou une identification locale explicite. Cette restriction résulte d’une étude d’impact menée en 2018 par France Pub qui avait estimé qu’une autorisation de la publicité segmentée conduirait les médias locaux à potentiellement perdre jusqu’à 576 millions d’euros d’investissements publicitaires par an à partir de 2022, soit 44% du total des dépenses des annonceurs des secteurs concernés dans ces médias en 2017. Bien que nécessaire à l’ensemble de l’écosystème publicitaire, cette disposition s’avère être un vrai coup dur pour les régies qui voyaient dans la publicité segmentée le moyen idéal d’attirer des annonceurs tels que les supermarchés ou hypermarchés locaux.
- les spots segmentés sont limités en volume horaire. Ainsi, la durée des messages publicitaires adressés, ne peut pas dépasser 2 minutes par heure en moyenne quotidienne sur France Télévisions et quatre minutes par heure en moyenne quotidienne, ou six minutes pour une heure d’horloge donnée, pour les autres chaînes. S’agissant des chaînes ayant des obligations de programmation d’émission à caractère local ou régional (hors celles du groupe France Télévisions), la limite par heure quotidienne est de 4 minutes sur l’ensemble des périodes de programmation au cours desquelles la diffusion est autorisée. Par opposition, pour les publicités dites classiques, sur les chaînes diffusées via la TNT, ce volume a été traditionnellement fixé par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), depuis le 1er janvier 2009, à neuf minutes par heure en moyenne quotidienne, et à douze minutes pour une heure d’horloge donnée. Toujours pour les pubs non ciblées, les chaînes distribuées par câble, par ADSL, par fibre optique ou diffusées par satellite ont l’interdiction de diffuser plus de douze minutes pour une heure d’horloge donnée. Sur les chaînes publiques, cette durée est de six minutes par heure en moyenne quotidienne et huit minutes pour une heure d’horloge donnée. Ainsi, on observe clairement que le législateur a considérablement restreint le volume horaire des spots ciblés en comparaison à la durée des pubs classiques afin que ces derniers deviennent l’exception et non la norme.
- Bien que les modalités d’utilisation des données des téléspectateurs soient toujours en cours de définition dans les discussions menées entre chaînes et FAI, la diffusion des spots ciblés devra être effectuée dans le strict respect de la réglementation relative au RGPD.
Pour le groupe TF1, ce décret marque une étape importante, mais qui reste insuffisante, surtout après la crise du Covid. Il devrait en principe permettre aux régies de ne pas perdre des parts de marché, mais pas d’en gagner et encore moins de retrouver des marges de manœuvre et d’avoir les mêmes règles que les Gafan. Et, selon Antoine Ganne, délégué général en charge des relations publiques au SNPTV, « Après la crise du Covid-19 où les chaînes vont perdre 20 % de leur chiffre d’affaires, le décret ne permettra de compenser ces pertes qu’à la marge, à hauteur de 3 ou 4 % ». Une opinion largement partagée par de nombreux dirigeants de chaînes qui considèrent qu’à force de trop poser de conditions, les allègements de réglementation sont étouffés. Toutefois, la réforme est loin d’être dépourvue de sens, et selon ce membre du SNPTV, la publicité segmentée devrait représenter un réel potentiel de développement d’ici trois à cinq ans.
Le bras de fer entre chaînes télé et opérateurs télécoms
À ces nombreuses limitations s’ajoute la question du partage de la valeur entre les chaînes qui ont la main sur la partie annonceurs et les opérateurs télécoms qui disposent des données utilisateurs et gèrent à eux seuls, 80 % de la logistique de diffusion. Ils supportent de ce fait, massivement les investissements pour développer la technologie. Selon Christian Bombrun, président de l’Association française du multimédia mobile (AFMM) et Directeur produits et services chez Orange, l’investissement initial serait de plus d’une dizaine de millions d’euros pour chaque opérateur. Et, la publicité segmentée ne pourra pas être implémentée sans la négociation en amont, d’accords techniques et financiers entre ces deux parties.
Or, dans un contexte déjà tendu entre télécos et groupes de télévision sur la rémunération des chaînes et des services associés, la tâche ne s’annonce pas des plus simple. Elle a même fait resurgir de vieilles tensions entre TF1 et Orange qui s’étaient livrer à un véritable bras de fer en 2018 lors de la renégociation de leur accord de distribution. Ainsi, les opérateurs télécoms, qui payent désormais plus cher qu’autrefois les chaînes et pour lesquels la publicité segmentée représente un coût colossal, espèrent qu’une part substantielle des bénéfices leur reviendra. L’un de leur dirigeant s’indignait même “Qu’on ne va pas facturer ces frais de développement aux médias mais cela se répercutera sur les négociations commerciales. Il n’est pas inenvisageable que l’on négocie un minimum garanti par exemple (…) la répartition à 50/50 est une bonne base », d’autant plus que « Si la télévision connectée ne nous rapporte pas suffisamment, on ne cherchera pas à la développer. Ce n’est pas un dossier de premier plan pour nous, mais un enjeu majeur pour les chaînes qui souffrent de la concurrence avec Google et Facebook » . De leur côté, les chaînes jugent légitimes de ne partager que la « valeur marginale », c’est-à-dire que si une publicité segmentée est facturée 120€ au lieu de 100€ sans ciblage, les opérateurs ne récupéreraient que 10€. Selon les régies publicitaires, cette répartition de la valeur est d’autant plus justifiée qu’il suffirait tout simplement de répliquer la rémunération conclus avec les opérateurs pour la publicité segmentée sur le replay. TF1 et M6 dont les ressources financières reposent essentiellement sur la publicité, peinent ainsi à trouver un terrain d’entente avec les opérateurs. Pour mieux peser et réduire leur dépendance vis-à-vis de ces derniers, ces chaînes ont entrepris des négociations avec des fabricants de TV connectées, afin d’encourager l’équipement des ménages dans ces devices qui permettent de recevoir directement les spots segmentés.
Or, selon le CSA, au 2ème trimestre 2019, 80 % des foyers français disposaient d’un téléviseur connecté à Internet indirectement par le décodeur TV d’un FAI tandis que, 35 % d’entre eux étaient équipés d’une Smart TV. La balance semble donc pencher clairement du côté des opérateurs.
De son côté, France Télévisions qui vit essentiellement des redevances télé a signé un accord en juillet dernier avec Orange et Bouygues Telecom, et Canal+ en a fait de même en concluant avec Bouygues. Actuellement, plus d’une trentaine de négociations séparées sont en cours puisqu’il y a huit régies de télévision et quatre opérateurs télécoms.
Avec potentiellement 3,5 millions de clients adressables, sur 7 millions de décodeurs TV total, Orange souhaite lancer son offre de publicité segmentée dès le mois de novembre 2020. Avec un parc de 4 millions de box ciblables, Bouygues table quant à lui sur un lancement fin décembre voir début 2021.
La particularité du marché français
Mais quand est-il de l’étranger? Le déploiement de la publicité segmentée a t-il était aussi tumultueux en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne ou encore aux Etats-Unis ?
À l’inverse de la France, dans des pays comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, pays dans lesquels la publicité segmentée existe déjà depuis de nombreuses années, la question du partage de la valeur entre opérateurs télécoms et chaînes est beaucoup plus simple. En effet, les acteurs du marché sont majoritairement à la fois câblo-opérateurs et diffuseurs. C’est ainsi, qu’outre-manche, Sky diffuse des spots segmentés sur ses propres chaînes. En France, les choses sont beaucoup plus complexes parce que le paysage audiovisuel est fragmenté. La mise en œuvre de la publicité adressée se fait autour d’un consensus entre des chaînes et des opérateurs différents autour d’une vision unifiée sur la façon d’opérer, de segmenter et de mesurer.
Cependant, il est clair que le succès de la publicité ciblée dépendra avant tout des accords conclus entre chaînes et télécos, tout comme des tarifs proposés aux annonceurs et des opt-in des téléspectateurs.
Et, alors que les régies se réjouissent de pouvoir enfin proposer un ciblage publicitaire à la télé. De son côté, Google a réussi à entrer dans le domaine où il restait jusqu’à présent absent : la publicité à la télévision, en concluant avec Bouygues Telecom un accord pour développer une solution technique pour ses box Android TV. Reste à espérer que le géant Américain ne prenne pas une bonne part de ce marché et force les diffuseurs à utiliser sa technologie publicitaire pour tout monétiser. Ça serait là bien un paradoxe…
Références bibliographiques
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-https://www.mindnews.fr/article/19568/on-vous-explique-les-differentes-facons-d-operer-la-publicite-tv-segmentee/
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-https://www.nextinpact.com/article/30445/109214-la-publicite-segmentee-arrive-dans-votre-television-entre-espoirs-et-craintes
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-https://siecledigital.fr/2020/02/25/un-partenariat-entre-bouygues-telecom-et-google-devoile-les-ambitions-televisuelles-de-lamericain/
-http://sirti.info/actualites/etude-dimpact-sur-les-consequences-de-la-remise-en-cause-des-secteurs-interdits-de-pub-en-tv-et-lautorisation-de-la-publicite-segmentee/
-https://www.sudouest.fr/2020/08/06/l-etat-engage-une-mini-revolution-pour-la-publicite-et-les-films-a-la-tele-7724132-710.php
https://www.01net.com/actualites/ciblage-publicitaire-a-la-television-a-quoi-faut-il-s-attendre-1874600.html
Images :
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