La data au service de l’inclusivité ?
Que ce soit en live sur les scènes des salles et des festivals, en radio ou sur les plateformes de streaming, les artistes féminines sont sous-représentées. 86 % de la programmation des festivals de France en 2019(1) sont des groupes ou artistes masculins, 77% des artistes de Spotify sont des artistes masculins, et il en est de même pour la programmation des artistes féminines en radio…..
Comment la data et les algorithmes jouent un rôle dans ce contrariant constat ?
Pour rappel, la barre des 70 M de tracks disponibles sur les plateformes de streaming est dépassée : l’offre est immense, et pourtant, les artistes féminines sont toujours peu visibles !
Dans cet article, nous allons essentiellement centrer le propos sur les plateformes de streaming car elles jouent un rôle majeur dans l’industrie musicale et notamment dans la découverte des artistes émergents.e.s.
Rappelons un peu le fonctionnement des plateformes d’écoute en ligne. Dans l’organisation de celles-ci, nous sommes passées d’une bibliothèque personnelle où chaque auditeur.rice. s’abonne à ses artistes, titres & albums préférés, à une page de suggestions personnalisées. Les playlists spécialement “concoctées pour nous” fleurissent et deviennent l’essence même des plateformes d’écoute. L’offre musicale de ces plateformes nous est présentée sur un plateau d’argent…. enfin, vraiment ?
Les principales plateformes de streaming telles Deezer, Spotify, LastFM, Youtube développent des outils de suggestions de titres, de playlist, d’artistes. Il n’y a qu’à ouvrir sa page personnelle de plateformes d’écoute pour s’en rendre compte.
Sur quoi ces suggestions sont-elles basées ?
Voici les différents méthodes pour les plateformes pour nous faire des recommandations :
- Recommandations algorithmiques personnalisées : recommandations d’artistes, d’albums et de playlists basées sur les écoutes passées des utilisateurs.rices. ex : “Vous avez aimé Oklou, vous devriez aimer Keros-N.”
- Recommandations algorithmiques contextuelles. Ex: les top hit, les morceaux les plus streamés, les artistes du moment, les sorties de la semaine
- Recommandations par comportement d’écoute de vos ami.es.
- Recommandations éditoriales : playlists élaborées par des artistes, par des partenaires, par les responsables édito des plateformes
- Recommandations éditoriales playlists algorithmiques : « vous devriez aimer cette playlist concoctée par… »
Selon une étude interne réalisée par Believe digital, 68% du total des streamings viennent des bibliothèques des internautes ou de leurs propres playlists, 14% sont basés sur les algorithmes et 10% sur l’éditorial. L’intérêt pour tout artiste est donc de se retrouver en playlist de manière sponsorisée, partenariale ou éditoriale afin d’avoir plus de chances d’être découvertes.
D’après l’étude menée par USC Annenberg à l’initiative de Spotify (en janvier 2020), les artistes féminines sont moins nombreuses en studio, donc moins enregistrées et moins représentées sur les plateformes de streaming. De ce fait, elles apparaissent moins dans les recommandations algorithmiques.
Les algorithmes utilisent nos comportements existants pour nous proposer des recommandations. Si l’existant est biaisé, et c’est le cas, cela produit un effet enfermement dans des styles, dans les comportements d’écoute genrés qui nous sont imposés.
Comment visibiliser les femmes sur les plateformes ? Quelles actions mener pour changer la tendance ?
Il y a actuellement une prise de conscience qu’il existe un biais algorithmique que les plateformes elles-mêmes ont développé.
S’il y a moins d’artistes féminines enregistrées sur les plateformes, alors il y a :
- une offre moins importante d’artistes féminines pour les. auditeurs.rices
- moins de probabilité d’écoute pour celles-ci
- moins de probabilité pour l’artiste d’être ajoutée en playlist
- moins de probabilité pour l’artiste d’avoir ses morceaux partagés
- moins de probabilité pour l’artiste d’être visible
Cela induit une écoute d’artistes plutôt masculins… Le déséquilibre est réel. Les différentes études menées ne font que révéler que l’intelligence artificielle reproduit les préjugés genrés de notre société et les accentue. On voit ici la limite de la technologie et des algorithmes.
Le but initial du système des suggestions et des recommandations proposées par les plateformes d’écoutes était de valoriser la diversité et faire découvrir l’immensité de l’offre du catalogue. Avec le recul, les professionnel.les. se rendent compte que cela entraîne l’effet inverse : l’uniformisation et l’invisibilisation de certaines typologies d’artistes, notamment des artistes femmes.
Afin de mieux exploiter la data et de contrer les algorithmes qui sont actuellement construits selon des comportements sociaux-culturels obsolètes, il est essentiel de réinsérer l’humain dans l’analyse, l’exploitation des datas et la construction des recommandations.
Voici l’une des solutions schématisées pour rééquilibrer les recommandations musicales des plateformes. (Schéma issu de l’étude “Break the Loop: Gender Imbalance in Music Recommenders” de Christine Bauer, Andres Ferraro et Xavier Serra.
Des travaux sont actuellement en cours pour opérer ce rééquilibrage de l’algorithme.
Pour reprendre une nouvelle fois l’exemple de Spotify, qui a bien compris qu’il fallait déconstruire les outils et méthodes qu’ils avaient mis en place jusqu’à maintenant, Voici un exemple de réintroduction de l’intelligence humaine au service de L’IA :
La plateforme s’est engagée lors de la dernière journée internationale des droits des femmes à augmenter le volume des femmes créatrices grâce au programme EQUAL. EQUAL, c’est un travail de sourcing des équipes de Spotify pour mettre en avant les artistes féminines du monde entier, dans tous les styles musicaux. Chaque mois, des artistes en pleine émergence sont mises en lumière. Depuis le lancement, plus de 175 artistes ont été présentés, dont : Meryl, LUNA, Somi, DUDA BEAT,…
Les chiffres parlent d’eux-mêmes, après 6 mois d’existence, les playlists EQUAL Global et playlists EQUAL pays ont dépassé les 29 millions d’écoutes dans 177 territoires.
D’autres pistes d’amélioration de la visibilité des femmes sont également en cours de développement, par exemple, repenser les playlist éditoriales dans leur organisation. Les premiers titres des playlists éditoriales sont systématiquement plus écoutés. L’une des solutions apportées par certaines plateformes serait de réordonner les titres et mettre des artistes féminines en haut de ces playlists.
Comme le disait Julie Knibbe*, Founder & Senior Data Strategist, Music Tomorrow, il est désormais possible d’envisager à long terme, et c’est tout le travail qui est en cours, la visibilisation des artistes féminines par l’introduction de la méta données afin de corriger les biais de l’algorithme. Cela voudrait sans doute dire introduire des critères supplémentaires pour qualifier les artistes, c’est ce qu’on appelle la méta donnée, la donnée dans la donnée.
Actuellement, les artistes ne sont pas qualifiés par leur genre ou leur ethnicité. Plus de qualifications dans les algorithmes pourrait permettre ce rééquilibrage : sur les plateformes environ 15% des utilisateurs utilisent la découverte de manière ponctuelle.
Il est également question de transparence par rapport à la data. La data est un outil de mesure et donc un outil de contrôle puissant, détenu actuellement par les maisons de disques et les plateformes. Le manque de transparence des datas pour les artistes les empêche parfois de se sentir “légitimes” à négocier certains contrats.. Détenir la connaissance de la data est aussi essentiel pour les artistes pour leur permettre de juger elle-même de la “pertinence” artistique d’un projet et donc de son potentiel “Business” auprès des pros.
Comme le disait l’artiste November Ultra lors de la conférence au MaMA, avoir accès aux datas “offre une transparence en tant qu’artiste indépendante et permet d’avoir un rapport plus fort avec les pros de cette industrie”.
Tous ces points montrent, que la technologie est donc pour le moment indissociable de l’humain et de son jugement.
Au-delà de la data et des algorithmes, il y a également des actions concrètes qui peuvent favoriser la visibilité des femmes dans le secteur musical, je pense notamment au rôle des médias, des institutions et du public !
Pour conclure, voici une phrase de Sophie Broyer : “plus on soutient les artistes féminines plus on les retrouvera sur les plateformes”.
POUR ALLER PLUS LOIN :
https://pcen.fr/activites/conversation-avec-julie-knibbe
https://assets.uscannenberg.org/docs/aii-inclusion-recording-studio-20200117.pdf
https://www.cairn.info/revue-reseaux-2019-1-page-17.htm
https://christinebauer.eu/wp-content/uploads/Ferraro-2021-Break_the_Loop_Gender_Imbalance.pdf