Les dernières “midterms” ¹ états-uniennes ont vu les deux principaux partis politiques américains expérimenter l’usage de nouvelles possibilités technologiques en matière de data pour cibler les votants de manière de plus en plus fine, notamment le geofencing ou “géorepérage”. De manière générale, les partis américains font un usage complètement décomplexé des données des électeurs lors des campagnes électorales. De tels usages sont-ils possible en France ? Quels sont les enjeux de l’utilisation des données en marketing politique ?
Aux États-Unis, des possibilités quasi infinies
Aux États-Unis, la technologie et surtout le cadre légal permettent d’envoyer des messages de communication politique là où militants ne peuvent être présents physiquement : jusque dans la poche des citoyens, sur leurs téléphones portables.
Une mère de famille sur le point de voter pourrait recevoir, via Facebook, une campagne personnalisée pensée pour cibler les personnes de sa catégorie démographique à l’endroit où elle se trouve. Elle pourrait également recevoir un sms lui rappelant le nom du candidat de tel ou tel parti alors même qu’elle se gare sur le parking du bureau de vote.
Cette année, l’envoi de messages micro-ciblés a fait un pas de géant. L’époque où les campagnes politiques se limitaient à des spots télévisés, des tracts et des appels téléphoniques est définitivement révolue, au cas où l’on en douterait encore. Et comme le secteur marchand, le secteur politique s’empare des nouvelles technologies, comme le geofencing, afin de délivrer des messages aux électeurs dans des lieux aussi spécifiques que des écoles ou des églises.
Les partis démocrates et républicains achètent directement des données à des entreprises de télécommunication et de marketing qui commerciaisent les informations liées à la géolocalisation de leurs clients. Celles-ci peuvent être extraites pour déterminer où ces derniers font leurs courses, travaillent et même où ils vont prier. Le geofencing peut permettre de dessiner des limites aussi petites que celles d’une école, d’une bibliothèque ou d’une église qui seraient utilisés comme bureau de vote, explique Nicole Hudson, owner de Indbound Lead solutions, à Crain’s Detroit Business.
Avec des publicités digitales géolocalisées, il est possible de délivrer des messages de façon redoutablement efficace à la dernière minute. “On vous délivre des publicités en temps réels, cela va absolument se développer”, a t-elle ajouté. “Le geotargeting est beaucoup plus efficace que de noyer un quartier sous les tracts”, explique Mark Gilman, président de Pitchnoise LLC, la direction des stratégies de communication d’Inbound Lead Solutions.
Pour autant, les équipes de campagne n’ont pas abandonné les tracts dans leur version papier, qui emplissent les boîtes aux lettres des électeurs républicains et démocrates. “Distribuer des stylos au nom d’un candidat au Congrès ne suffira pas, mais c’est toujours efficace pour un candidat-juge”, ajoute Gilman. “On ne peut pas se débarrasser complètement des méthodes traditionnelles”. Pour Hudson et Gilman, les nouvelles technologies trouvent leur application en marketing parce que les millenials sont plus enclins à recevoir un sms qu’à répondre au téléphone.
Les données peuvent également permettre aux personnalités politiques de mieux connaître leurs concitoyens, leurs aspirations, leurs inquiétudes, afin de proposer des réponses ciblées à ces derniers. Comme nous l’a expliqué Vincent Moncenis, fondateur de Digitalebox, il est tout à fait possible pour le maire de Détroit par exemple, d’acheter des données à la chaîne de supermarchés Wallmart pour connaître les conditions de consommation de ses électeurs, puis de les recouper avec les précédents résultats électoraux.
En France et en Europe, une mentalité et un cadre légal qui contraignent le marketing politique
Disons-le tout de suite, de telles pratiques sont inenvisageables en France. D’abord, parce que le cadre légal ne permet pas de récolter de telles données. La loi informatique et liberté du 6 janvier 1978 interdit la collecte des données dites sensibles, notamment concernant la “race” et la religion des citoyens.
De plus, il est également interdit aux partis politiques d’acheter des données. Par exemple, les seules adresses mails dont les partis sont autorisés à se servir sont celles qui leur ont été données sciemment. Le règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté par le parlement européen le 14 avril 2016 et appliqué à compter du 25 mai 2018, est venu renforcer le contrôle des citoyens sur leurs données personnelles, ou du moins leur donner la possibilité de les contrôler.
Ajoutons qu’en France, le code électoral encadre de façon très stricte les pratiques des équipes de campagne. La loi Rocard du 15 janvier 1990 interdit la publicité pour un parti politique dans les six mois précédant un scrutin.
Surtout, l’Europe et les États-Unis ont des cultures extrêmement différentes, et le rapport des citoyens au politique est loin d’échapper à cet état de fait. Le bipartisme est la règle aux États-Unis, alors que le paysage politique français et européen est beaucoup plus éclaté, avec de nouveaux partis qui voient régulièrement le jour, fusionnent, se divisent, changent de nom, etc. De fait, les américains sont extrêmement nombreux à être “encartés” ou du moins officiellement listés comme démocrates ou républicains. On compte environ 43 millions de démocrates déclarés et 33 millions de républicains déclarés. Dans certains endroits des États-Unis, il n’est pas rare que les gens affichent fièrement leur affiliation à un parti en mettant un drapeau devant leur maison. En France, cela paraîtrait surréaliste.
De la même façon, si le geomarketing se développe petit à petit sur le territoire français, son utilisation en politique serait probablement vécue comme une intrusion, voire une violation de leur vie privée par les votants.
Des stratégies de contournement
Cela signifie t-il que la data n’est pas exploitée par les équipes de campagne française ? En fait, non. Simplement, celles-ci doivent trouver des moyens détournés et plus “traditionnels” de collecter des informations sur les votants. En 2016, en préparation de la campagne pour les élections présidentielles d’avril 2017, les équipes de LREM ont conduit l’opération La Grande Marche qui, en envoyant les militants sur le terrain, a permis de récolter les transcriptions de 100 000 conversations et les résultats de 25 000 questionnaires. En mobilisant plus de 6000 sympathisants via les réseaux sociaux et en les envoyant “prendre la température” sur le terrain, La Grande Marche a permis aux équipes d’Emmanuel Macron de récolter une quantité gigantesque de données sur des populations ciblées. Une démarche inspirée des pratiques mises en place par Obama lors de sa campagne de 2008.
En Marche ! a identifié des segments de population grâce au logiciel 50+1, le produit phare de Liegey Muller Pons (LMP). 50+1 agrège les données démographiques de l’INSEE et celles provenant des précédents scrutins. En posant des questions ouvertes aux sondés, les militants ont fourni à Proxem, spécialiste du Big Data et de la sémantique, un corpus de d’un million et demi de mots à analyser. Cela a permis de faire émerger les problématiques préoccupant les populations représentatives sondées,puis d’y apporter des réponses ciblées. Un moyen redoutable de composer avec les contraintes légales sur la collecte de données personnelles.
Collecte de données et marketing politique, des accointances anciennes
Pour autant, ce renouveau induit par les innovations technologiques ne doit pas faire oublier que la collecte et l’utilisation des données en politique sont des pratiques anciennes. Ce qui a changé, c’est que ces pratiques se sont digitalisées, simplifiées et donc augmentées, selon Vincent Moncenis. Il dit au Cercle des communicants : “On a tous en tête les images de Charles Pasqua devant des armoires avec classeurs contenant toutes les fiches des adhérents du RPR. J’ai en tête un directeur de campagne nous présentant son fameux cahier sur lequel il avait recueilli tous les numéros de téléphone, courriels et informations diverses que lui avaient confiés ses électeurs depuis 25 ans. « Bon, les jeunes, vous me mettez tout ça sur internet » demanda-t-il. En politique, c’est essentiel de regrouper les données de sa commune, de sa circonscription, ou de son département. Cela confère un avantage certain à son utilisateur. Pouvoir mobiliser son électorat, un groupe de contact précis ou des personnes intéressées par une thématique en particulier peut être décisif. Il y a 30 ans, 80% du corps électoral se déplaçait, il fallait convaincre pour gagner. Aujourd’hui, 50 à 60% de l’électorat se déplace. Il faut donc mobiliser les abstentionnistes qui sont susceptibles de voter pour vous, tout mettre en œuvre pour qu’ils se rendent aux urnes pour changer le score”.
De fait, un élu qui connaît bien ses administrés dispose sur eux d’une importante quantité d’informations, et cela sans avoir besoin d’acheter des données. En revanche, il est juste d’affirmer que l’apparition de logiciels tels que 50+1, Nation Builder ou Digitalebox ont permis d’exploiter ces données plus rapidement et plus efficacement. L’utilisation de la data en marketing politique ne se substitue donc pas aux actions de terrains et au contact direct avec les électeurs, mais serait plutôt un adjuvant pour délivrer un message ciblé à un électeur ciblé. Si la segmentation de l’offre politique est une pratique aussi ancienne que le marketing, il est permis de penser que les innovations technologiques accélèrent le processus.
¹ Aux États-Unis, les “midterms” sont les élections de mi-mandat présidentiel visant à renouveler, en grand partie, les sièges des deux chambres du Congrès. Ces élections ont lieu tous les deux ans : lors des présidentielles, puis à mi-mandat. Elles ont un enjeu de taille : si le parti représenté à la Maison Blanche n’a pas suffisamment de sièges au Congrès, cela peut empêcher le président d’appliquer la politique pour laquelle il a été élu.Remerciements à Vincent Moncenis, cofondateur de Digitalebox, pour ses précieux éclairages.
Sources
Reaching voters where they are: Political marketing uses new tech to get personal with voters
Marketing politique : les bonnes pratiques Big Data d’Emmanuel Macron
NationBuilder : aide-toi, le logiciel t’élira
Connaissez-vous DigitaleBox, le concurrent français de NationBuilder ?
Dossier : le recours au Big Data en communication politique
Avis du CEP « Publicité et politique »