En 2019, le cinéma battait des records de fréquentation avec une augmentation de 6%, soit 213,3 millions d’entrées. Pour la sixième année consécutive la barre des 200 millions d’entrées était même franchie.
Néanmoins depuis 20 ans, la part des moins de 25 ans dans les salles obscures s’est considérablement réduite, mais exception pour cette année justement, avec 6,7 millions des 15-24 ans. Ce public jeune volatile est difficile à fidéliser. Ils restent tout de même des consommateurs assidus malgré le streaming et l’augmentation du nombre de plateformes de vidéos à la demande.
En parallèle, seul 19% de la population de plus de 15 ans, indique se rendre au théâtre au moins une fois par an, selon une étude menée en 2008 par Laurent Babé dans « Les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique ». Chiffre qui malgré tout à l’époque était déjà en légère augmentation par rapport aux années précédentes.
Après ce rapide état des lieux, voilà qu’en début d’année 2020, commence une crise sanitaire qui ne va faire qu’augmenter la baisse de la fréquentation, tout public confondu, due aux diverses fermetures des salles.
Fermetures forcées
Lors du premier confinement, les salles ont dû fermer leurs portes pendant 60 jours. Bien triste nouvelle pour tous les acteurs du cinéma et du théâtre qui ne vivent que du public. En juin 2020, soit deux jours après la réouverture des cinémas, Médiamétrie avait interrogé les Français sur leur intention de retourner dans les salles au cours des 4 semaines à venir :
Le constat est qu’en juin la reprise a été plus lente que prévu, le public était là mais encore hésitant concernant les nouvelles mesures sanitaires et une prudence vis à vis de l’offre des films. En effet, la fréquentation du cinéma est assurée, notamment l’été, par les productions américaines. Les cinémas Français sont encore trop dépendants des Blockbusters Américains. Côté scène, l’été a été marqué par les annulations en cascades des festivals emblématiques, tels que le Festival d’Avignon ou celui d’Aix-en-Provence.
Après une relance en demi-teinte, le coup de massue est tombé de nouveau avec le deuxième confinement en octobre 2020.
La visibilité sur une réouverture début 2021 reste incertaine.
Est-ce que ces arrêts brutaux ne vont-ils pas faire perdre l’habitude d’aller dans les salles obscures ? Comment se réinventer voire même s’inventer dans cette nouvelle ère ? La crise est-elle conjoncturelle ou le Coronavirus ne fait-il qu’accélérer des mutations déjà en cours ?
Côté Cinéma
Même s’ils se veulent complémentaires, le théâtre et le cinéma ne fonctionnent pas pour autant de la même manière.
Le cinéma est une industrie qui engrange des centaines de millions d’euros chaque année. Les créations y sont nombreuses, déclinables sur de multiples formats et surtout, consommées de manières très différentes. Même si le cinéma a réalisé 213 millions d’entrées en 2019, toutes les œuvres n’y sont pas pour autant diffusées. De plus, si 2019 battait des records de fréquentation, c’est bien grâce à ces 8198 films projetés tout au long de l’année. Grâce à une offre riche, notamment en Blockbusters et films d’animation, la part de spectateurs à fortement augmenter par rapport à 2018. 43,3 millions d’individus âgés de 3 ans et plus sont allés au moins une fois au cinéma en 2019. D’ailleurs, les spectateurs occasionnels se sont particulièrement démarqués. Au global, le spectateur de cinéma a vu en moyenne 5 films en salle.
On évalue chaque semaine le nombre de nouveaux films entrant entre 10 et 13. Dans le but d’optimiser la rentabilité de chaque film, la France a mis en place un dispositif spécial : la Chronologie des médias.
Ce dispositif, exclusif à notre pays, encadre l’exploitation d’un film durant toute sa commercialisation, et ce, sur tous les différents formats ! Pour faire simple, ce dispositif décide à quel moment un film peut être vu, et pour combien de temps avant qu’un autre mode de consommation ne rentre « en concurrence ». Des délais sont donc imposés en fonction des modes de consommations.
Prenons l’exemple d’un film qui sort en salle le 1 janvier et donc :
- 4 mois après sa sortie, le film sera disponible en VOD
- 8 mois après, il sera disponible à la télévision payante (OCS et Canal+)
- 18 mois après pour les chaînes payantes
- 22 mois après pour la télévision gratuite
- 36 mois pour les services des SVOD (Netflix, Prime, etc.)
Depuis l’essor du digital, ce système correspond de moins en moins aux usages que l’on en fait en 2021. Si 1 français sur 10 paie un abonnement à Netflix et que la France représente environ 6,7 millions d’inscrits sur le site, est-il viable de laisser la fenêtre d’exploitation à 36 mois ?
Le numérique est partout, que ce soit dans notre vie professionnelle ou personnelle. La télévision ne se contente plus de diffuser un film en soirée. À cause ou grâce à la crise, le décret de 1990, interdisant aux chaînes du petit écran (et plus précisément les chaînes en clair) de diffuser des œuvres cinématographiques les mercredis et vendredis soirs (sauf exceptions), le samedi toute la journée et le dimanche avant 20h30 a été modifié afin de protéger les salles de cinéma, d’attire un maximum de spectateurs et par conséquent de favoriser l’accès aux œuvres.
Par ailleurs, les chaînes de télévision proposent également de voir ou revoir les programmes et films diffusés soit en replay sur son ordinateur, son mobile ou sa tablette ou sur un service dédié de vidéo à la demande. Il est possible de regarder n’importe quel film en l’espace de trois clics, de quitter la vidéo et la reprendre au même moment mais pas au même endroit. Le digital nous ouvre un monde de moyens sans fin pour consommer du divertissement, le tout, de façon quasi-instantanée.
Au-delà de changer notre consommation, le digital apporte une seconde vie aux films. En effet, rares sont les films à avoir une carrière prolifique au cinéma et à rester plusieurs semaines, voire des mois à l’affiche. La consommation se concentre chaque semaines sur quelques films, généralement des Blockbusters tandis que l’offre, elle, ne fait que de s’enrichir. On se retrouve dans une situation inconfortable dans laquelle le spectateur et le programmateur du cinéma doivent faire des choix. Une journée n’étant composée que de 24 heures, il est généralement très compliqué de voir tous les films à l’affiche et beaucoup passent malheureusement à la trappe. Ces films « morts » trop tôt n’aident en rien à la bonne santé économique des entreprises de production et de distribution, faute à qui ? Le cinéma lui-même.
Ces nouveaux modes de consommation ont un effet salvateur pour bon nombre d’entreprises du milieu. Si par le passé, beaucoup de films ont eu le statut de film culte, c’est grâce à un marché du DVD important qui a insufflé une deuxième vie au film. Pourquoi le cinéma français de 2020 est-il si réticent à l’idée de faire confiance à ces nouveaux modes de consommation comme il l’a fait par le passé avec le DVD et le Blu-Ray ?
Ces nouveaux modes sont « punis », et doivent attendre 30 à 36 mois pour pouvoir diffuser un film. Le caractère inédit et le critère d’actualité d’un film sont donc morts avant même d’avoir cliqué sur le bouton play. Ces services de vidéo à la demande sont obligés d’être à la traîne, sous prétexte de gâcher les autres fenêtres d’exploitation et c’est un constat consternant puisque ces modes font désormais partie du mode de vie des français. Cela pose aussi la question de la diversité de l’offre. Est-ce que les films en salles de cinéma sont des films à fort potentiel/rentabilité ? Les « petits » films ont-ils plus de chance de se retrouver sur un service de VOD pour ne pas gêner la sortie des plus gros ?
Ces services, eux, l’ont bien compris. Ils jouent dorénavant leur propre jeu en produisant eux-mêmes leurs contenus, et ça marche. Durant le confinement et la fermeture des cinémas, Netflix a de nouveau attiré 16 millions de personnes, une accélération temporaire qui permet au groupe de franchir la barre des 200 millions d’abonnés. Après un coup d’arrêt terrible pour les salles de cinéma, la consommation des programmes originaux des plateformes de VOD a explosé. Et à l’heure du confinement, ce sont ces mêmes plateformes qui ont aidé à limiter la casse. Le gouvernement a donné la possibilité aux films « presque » exploités en salle de sortir directement en VOD, sans prendre en compte le délai de 4 mois et même si cela interfère avec la chronologie des médias, du jamais vu.
D’abord réticent à l’idée de se laisser aller au digital, le cinéma n’en a désormais plus le choix. La Warner Bros a annoncé que la totalité de ses films de 2021 sortiraient au cinéma et seraient disponibles en simultané sur la plateforme de streaming HBO Max aux Etats-Unis. Ce « modèle hybride » a été créé comme « une réponse stratégique à l’impact de la pandémie en cours, en particulier aux Etats-Unis », selon le studio Warner. Un bouleversement dans le paysage cinématographique mondial. Ce mode de consommation axé uniquement sur le consommateur ne devrait pas se poursuivre en 2022 mais à situation exceptionnelle, décision exceptionnelle.
Tout porte à croire qu’à l’ère du numérique, l’industrie du cinéma doit, au choix, se réinventer ou s’adapter.
Côté Théâtre
On pourrait croire que le secteur des théâtres est à la traîne en matière de digitalisation. Cependant, bien avant la crise, les théâtres s’étaient déjà engagés dans la révolution digitale en s’adaptant aux nouvelles attentes des spectateurs et ainsi les attirer davantage dans les salles.
Cette évolution a sans doute aidé à faire progresser les chiffres en 2018. Il y a d’ailleurs eu une nette progression de la fréquentation :
- 14 % des 15-19 ans, s’y rendent pour l’essentiel dans le cadre scolaire
- 11% chez les 40-59 ans
- 16% chez les cadres
- 7% chez les employés et ouvriers
De l’affichage dynamique à la promotion sur les réseaux sociaux, en passant par la gestion de la billetterie en ligne, le digital était même en train de devenir une constante dans la vie quotidienne de ces établissements culturels. Mais la crise sanitaire a stoppé net cet élan, prenant de court le secteur, qui doit aujourd’hui impérativement accélérer et diversifier sa digitalisation afin d’assurer leur survie post-pandémie et redynamiser son public.
42% des événements ont été annulés, 33% ont été reportés et 25% sont réalisés ou à réaliser
Selon le Baromètre d’impact du Covid-19 créé par Lévénement Asso associée à AppCraft Events
Pendant le premier confinement, les audiences digitales ont été énormément boostées. En début de confinement, on a commencé à voir surgir, de manière spontanée, des événements digitaux comme des Lives Instagram, Facebook ou Twitch, qui sont devenus très populaires.
Ensuite, on a vu apparaître des événements digitaux beaucoup plus organisés. Un exemple marquant et réussi d’événement virtuel géant rendant hommage au personnel soignant, a été celui du concert de Lady Gaga, « One World : Together at Home ». De nombreuses personnalités ont participé à cet événement qui a duré plusieurs heures. Retransmis en direct le 17 avril 2020 sur Youtube, le concert a également été diffusé par de nombreuses chaînes de télévision aux Etats-Unis et dans le monde.
Même si l’expérience en salle est unique et doit se vivre collectivement, cet événement a permis de prouver le contraire. Les spectateurs ont commenté en direct, ont pu partager l’intimité des personnalités, être au plus près d’elles et ont pu vivre une expérience hors du commun.
Ces Lives permettent de garder un lien direct avec le spectateur. Néanmoins, pour passer la barrière de l’écran, il est impératif de faire attention à bien maintenir un contact humain. Pour cela, il faut faire davantage attention à son public virtuel, le capter, car il peut à tout moment interrompre sa connexion. Il est donc évident que la proposition digitale ne doit pas se limiter à une simple captation mais à une expérience immersive, comme si on y était en vrai.
La réouverture qui a eu lieu durant l’été a fait renaître l’espoir, avec un programme chargé pour la rentrée de septembre et des mesures sanitaires mises en place avec beaucoup de précaution. Joie de courte durée, puisque depuis fin octobre 2020 tout est à nouveau à l’arrêt. Ce deuxième confinement a laissé le secteur du spectacle complètement hébété. Fini les Lives improvisés dans son salon, le secteur doit prendre au sérieux cette sonnette d’alarme et opter pour une stratégie qui ne s’improvise pas.
La Comédie Française, qui est l’une des institutions de théâtre les plus anciennes de France (création en 1680), a vite compris l’utilité et la nécessité de se réinventer grâce au numérique, en lançant dès le début de la pandémie sa Web TV « La Comédie Continue! ». Cette chaîne permet de maintenir le lien entre la Troupe et ses spectateurs, qui sont aujourd’hui, en dehors de toutes limites géographiques. Les contenus proposés sont variés : dialogues avec les comédiens, podcasts, pastilles éducatives, lectures et poésies, grands spectacles du Répertoire, etc. La multiplicités des propositions a su séduire un très large public, pour preuve, le nombre d’abonnés aux différents réseaux sociaux a augmenté de 30% depuis fin mars. La Comédie Française a su diversifier son offre en ligne, entretenir le lien avec sa cible et même l’élargir. Aujourd’hui , La Comédie Française n’a jamais été aussi proche de son public.
Dans cette même lignée, beaucoup d’artistes, de troupes et de salles de spectacles ont compris l’importance de cette présence en ligne pour pallier à l’absence de la rencontre réelle et physique. On a vu fleurir une offre riche et organisée, en version payante ou gratuite, qui dépasse les frontières :
- prestations live sur les réseaux sociaux
- mise à disposition de spectacles, plus ou moins récents, sur des plateformes de vidéos en ligne (Youtube, Viméo, etc.)
- spectacle VOD
- streaming
- captation de Festivals et de pièces de théâtre à revoir sur Arte.tv et France.tv
- spectacles interactifs via des applications telles que ZOOM ou autres
Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, on peut assister à un spectacle depuis son salon tout en étant en lien direct avec un magicien au Canada comme Luc Langevin et son spectacle « Interconnectés », voir également un spectacle de Broadway, des ballets de l’Opéra de Paris ou même Metropolitan Opera de New York, en passant également par des One-man Show proposés par l’Apollo Théâtre.
Malgré tout ces efforts et les diverses mobilisations, ce secteur est en péril.
L’alliance du digital et les conditions réelles
D’après une étude menée en juin 2020 par IFOP et Weezevent, 93% de Français ressentent un manque quant à la pratique d’activité de divertissement suite au confinement. Aussi dans cette étude, on constate que le digital a été plébiscité en confinement et aujourd’hui 1 français sur 5 est prêt à payer pour un accès à une version numérique.
Ce Baromètre a été commenté lors d’une conférence en ligne, en présence la Directrice du Pôle Média & Digital de l’IFOP, Isabelle Trévilly, qui a été en charge de mener cette étude, Anthony Fauré, Directeur Marketing et Innovation de l’Union Française des Métiers de l’Événement et Emmanuel Hoog, Directeur Général des Nouvelles Editions Indépendantes.
Un point important a été soulevé par Anthony Fauré, qui selon lui, je cite :
« Cette crise n’a rien inventé. Les crises ne sont que des accélérations de tendances sous-jacentes : l’apport du service digital à la rencontre humaine était déjà un sujet depuis 5-7 ans. »
Cependant, selon les acteurs du secteur du spectacle, du cinéma et des festivals, les événements en ligne doivent être une option complémentaire, car malgré tout, rien ne remplacera de se retrouver en physique lors d’un événement. Bernard Blier disait déjà en 1970 dans l’émission Radioscopie que « Le spectacle doit être reçu en communauté ». Dans une salle de cinéma ou de théâtre on vit une expérience unique et collective, que même le digital ne peut pas complètement offrir.
Une note d’espoir est quand même apparue pour le monde de la culture et du spectacle, fin décembre 2020, lors du concert test à Barcelone, avec un protocole sanitaire très strict et un suivi du public. Le résultat est encourageant et pourrait inspirer la France prochainement.
Un autre fait sans doute inspirant est celui du rachat, ou plutôt de la location longue durée de 10 ans, fin novembre 2020, d’une petite salle de cinéma emblématique, mono-écran, de New-York, le « Paris Théâtre » par Netflix. En contribuant ainsi à la conservation d’un lieu mythique, Netflix se positionne “en sauveur” et cherche sans doute à obtenir une modification des règles de distribution et une diminution de la durée de 90 jours imposée par la législation américaine entre la sortie en salle et la diffusion sur internet.
En s’adaptant au contexte actuel, on a vu apparaître de très belles initiatives digitales, des créations originales et inventives, qui au départ étaient plutôt improvisées, faites presque dans l’urgence. Mais afin de faire perdurer et voire même, pour certains, de sauvegarder un bon business model, il est essentiel d’avoir une organisation et une ligne éditoriale claire.
Peut-être que grâce à tout cela, le public qui aura été touché digitalement viendra prolonger son expérience en réel dans les salles obscures, dès leur réouverture.
Car n’oublions pas ce que disait Jean-Luc Godard au sujet de la télévision en 1967 :
« La télévison fabrique de l’oubli. Le cinéma a toujours fabriqué des souvenirs. »
Alors, à l’ère du tout digital, quels seront donc nos souvenirs ?