Aujourd’hui leader mondial de la diffusion de films, séries et documentaires en streaming, l’entreprise américaine Netflix a su en quelques années chambouler l’univers de la vidéo à la demande. Créée en 1997 par Reed Hastings et Marc Randolph, l’entreprise n’est alors qu’une simple plateforme de location et d’achat de DVD en ligne. En 1999, les deux fondateurs lancent le système d’abonnement mensuel en ligne de DVD. Le succès ne se fait pas attendre : en 5 ans, ils passent de 300 000 abonnés à plus de 4,2 millions. Et ce n’est que le début !
En 2000, Netflix introduit un système de recommandations personnalisées qui repose sur les notes attribuées par les utilisateurs pour prédire avec précision les titres que les membres de Netflix aimeraient regarder. Dès lors, la machine ne s’arrêtera plus. Peaufinant d’année en année son algorithme, Netflix deviendra le monstre aux 3 milliards de chiffre d’affaires que nous connaissons aujourd’hui. Cette incroyable envolée a été rendue possible grâce à une utilisation très habile de la big data… Habitudes, envies, préférences, tout est passé au crible afin de faire mouche à coup sûr !
Quand votre loueur de DVDs s’installe sur votre canapé
Revenons 20 ans en arrière. Netflix n’est alors qu’une simple entreprise de location de DVDs par correspondance qui, déjà à l’époque, avait un franc succès aux États-Unis et reposait sur un système en ligne où chacun pouvait commander ses films.
Tout ceci paraît banal aujourd’hui, et pourtant à cette époque, surfer sur internet était loin d’être aussi aisé, intuitif et surtout illimité que cela ne l’est aujourd’hui. Malgré ça, Netflix était déjà en avance sur son temps et était capable d’effectuer une collecte variée de données sur les emprunts (par exemple qui avait emprunté, quand et quels films). Par la suite, le géant a mis en place un algorithme de recommandations basé sur les avis que laissaient ses utilisateurs sur le site après chaque emprunt. À l’époque déjà, ces données étaient interprétées afin de proposer aux abonnés des vidéos correspondant à leurs goûts, définis à partir de leurs emprunts/achats et des notes données (alors sur une échelle de 1 à 5).
En 2011, Netflix lance son offre de streaming, pari osé alors que la connexion internet n’est pas aussi rapide qu’aujourd’hui. Mais Netflix a un double avantage : une offre tarifaire très agressive (en moyenne 8 dollars, contre environ 80 dollars par foyer américain pour la télé) ainsi qu’une page d’accueil reprenant son système de recommandations, riche de milliers de données et avis utilisateurs. Personne alors ne dispose d’autant de données, sur autant de programmes, depuis autant d’années.
Le premier système de recommandations était basé sur les données « actives » des utilisateurs (les notes laissées) et sur les données « passives » (le listing des programmes loués et le type de chaque programme). En passant au streaming, ces données passives se sont multipliées : qu’est-ce qui est regardé, quand, sur quel appareil, combien de temps, combien d’épisodes de la série, jusqu’à quelle minute, etc. Netflix est aujourd’hui capable de déterminer avec précision à partir de quel épisode vous devenez accro.
Mais alors, quelles sont les pistes de Netflix aujourd’hui pour rester N°1 ? Comment l’entreprise peut-elle davantage innover pour nous pousser à consommer ?
Les bibliothécaires 2.0
Être payé pour regarder des séries. Oui, maintenant ça existe. Netflix embauche des personnes pour qu’elles regardent son contenu afin de le “tagger”, c’est-à-dire l’étiqueter. Le principe du “tagging” consiste donc à saisir des mots ou des phrases décrivant le film ou l’émission dans la base de données de l’entreprise, ce qui alimente l’algorithme de suggestion de la plateforme. Le catalogue est ainsi en constante évolution et peut apporter des recommandations pertinentes aux utilisateurs.
Simplifier la récolte et l’interprétation de la donnée
Nous vivons actuellement dans ce que nous pouvons appeler un « océan de données ». Les gens sont de plus en plus connectés, sur plusieurs appareils (montre, smartphone, tablette…). Les entreprises convoitent de plus en plus ce nouveau graal car elles ont compris que mieux connaître les utilisateurs, c’est mieux connaître leurs besoins, parfois mieux que les utilisateurs eux-mêmes. L’offre ne peut être que mieux ciblée, ce qui offre un avantage concurrentiel non négligeable.
Goodbye tableur ennuyeux, hello datavisualisation
La datavisualisation (ou dataviz), c’est tout simplement le fait de représenter visuellement les données avec pour objectif que les gens puissent les voir et les comprendre.
Le but de la dataviz est de :
- Montrer les données objectivement,
- Inciter le lecteur à faire attention au contenu plutôt qu’à la méthodologie,
- Rendre cohérents des sets de données importants,
- Hiérarchiser les données et montrer plusieurs niveaux de détail,
- Permettre à l’audience de tirer ses propres conclusions.
De ce fait, l’analyse devient accessible à un plus large public, alors qu’auparavant il fallait être très spécialisé pour être en mesure d’interpréter la data.
Netflix s’est imposé 3 règles concernant l’analyse des données :
- Elles doivent être accessibles, faciles à découvrir et à traiter : l’outil de datavisualisation est une application web tenant sur une seule page affichant des maps et tableaux de bord.
- Que le set de données soit grand ou petit, il est plus facile de l’expliquer en visualisant : les graphiques et cartes sont interactifs, dynamiques et mis à jour en temps réel. L’objectif veut que les détails les plus pertinents (évènements, anomalies…) soient mis en évidence et interpellent.
- Plus vous prenez de temps pour trouver les données, moins elles sont précieuses : pour agir vite, il faut voir vite. Par exemple, en cas de panne du système de streaming, des mesures correctives sont prises immédiatement dans le but de minimiser les temps d’arrêt.
À quoi ressemble la dataviz chez Netflix ?
Cette illustration représente une carte indiquant les connexions sur la plateforme en temps réel aux USA. Elle est complétée par différents indicateurs clés de performance ou KPIs. Chaque onglet du logiciel, correspondant à une métrique bien définie, est mis à jour progressivement et reflète l’état opérationnel de la plateforme ainsi que ses résultats en fonction de la mesure sélectionnée.
Tout ça c’est bien beau, mais concrètement ça donne quoi ?
Le principal indicateur de succès de Netflix est la satisfaction globale de ses utilisateurs. Les autres indicateurs, comme l’audience par exemple, passent au second plan. Plus un abonné est satisfait, plus il passe de temps sur la plateforme.
Par conséquent, les programmeurs peuvent se permettre de prendre des risques dans le choix du contenu à diffuser car même si l’utilisateur change de film ou série, il y a de très grandes chances pour qu’il opte simplement pour une autre sélection du catalogue de Netflix. Et lorsqu’il change de programme, Netflix va bien évidemment encore mieux connaître ses goûts, ce qui représente de la donnée supplémentaire.
Plus la technologie avance, plus Netflix est capable de satisfaire ses utilisateurs en leur apportant exactement ce qu’ils souhaitent.
House of Cards, ou la success story de la big data
Voyons désormais un exemple concret de l’utilisation de la big data par Netflix pour appuyer ses choix stratégiques lors de la création d’une oeuvre originale. L’exemple le plus frappant est sans conteste l’élaboration de la série House of Cards, qui a été grandement guidée par la data que Netflix a pu collecter à travers des milliers d’heures de visionnage de sa clientèle sur l’ensemble de son catalogue.
En effet, la grande force de Netflix a non pas été d’utiliser tous ces sets de données pour prendre des décisions créatives mais plutôt pour identifier à l’avance le profil de ses abonnés ainsi que leurs goûts et envies à une période donnée. Car c’est là que réside toute l’ingéniosité de l’entreprise de Los Gatos : la data collectée permet avant tout de faire le lien entre une audience à fort potentiel et un contenu qui répond à ses attentes.
Ainsi, en 2011, Netflix a investi près de 100 millions de dollars dans la production des deux premières saisons de la création originale House of Cards, adaptée de la série britannique du même nom diffusée en 1990.
La raison derrière un tel coup de poker ? D’après les données dont elle disposait grâce à ses 27 millions d’abonnés aux USA et 33 millions dans le monde (à l’époque), l’entreprise a pu analyser près de 30 millions de lectures de films et séries, 4 millions de notes attribuées à l’ensemble de son catalogue, ainsi que 3 millions de recherches par jour.
Trois tendances notables se sont dégagées de toutes ces analyses :
- La version originale britannique connaissait un franc succès sur la plateforme,
- Le film “The Social Network” réalisé par David Fincher avait été regardé du début à la fin par une grande majorité d’utilisateurs, témoignant ainsi de l’engagement et du grand intérêt des abonnés pour cette oeuvre,
- Les productions dans lesquelles apparaissait Kevin Spacey étaient également très populaires auprès des utilisateurs.
Mélangez le tout et c’est ainsi que la version américaine à succès de House of Cards est née.
Netflix a également adopté une approche « data-driven » quant à la promotion de sa série. Par exemple, l’affiche principale a été conçue par le biais du machine learning. Ceci a permis aux équipes en charge du contenu, sous la supervision du directeur de l’acquisition des programmes Ted Sarandos, de distinguer et de répliquer les éléments les plus notables (couleurs, styles…) des affiches d’autres créations mondialement connues et identifiées sur la plateforme par des tags similaires à ceux attribués à House of Cards.
L’affiche de Macbeth est l’un des visuels dont Netflix s’est inspiré pour la réalisation de l’affiche de House of Cards. On peut clairement distinguer des similitudes dans la tonalité des deux visuels avec l’utilisation de couleurs plutôt sombres (comme le prouve le graphique ci-dessus) ainsi qu’au niveau de la posture des deux acteurs qui font directement face aux spectateurs en les regardant droit dans les yeux.
Les bande-annonces ont également été générées et diffusées selon la data collectée. En effet, il n’y avait pas un mais 10 trailers différents pour la saison 5 de House of Cards, chacun personnalisé pour un segment d’audience bien défini. Par exemple, les fans de Kevin Spacey se voyaient proposer une bande-annonce montrant leur acteur fétiche en action, alors que les femmes ayant regardé “Thelma et Louise” visionnaient quant à elles des bande-annonces mettant en avant les personnages féminins de la série tels que Claire Underwood, incarnée par Robin Wright. Enfin, les aficionados des oeuvres de David Fincher avaient plutôt le droit à des extraits qui reflétaient parfaitement le style et la patte du réalisateur.
Netflix a également employé les données à sa disposition à des fins de marketing prédictif afin de déterminer quelles étaient les approches marketing les plus pertinentes pour promouvoir House of Cards. Cela a notamment été le cas lorsque l’équipe a décidé de capitaliser sur l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en publiant sur les réseaux sociaux une nouvelle bande-annonce de la saison 5 de la série le jour de l’investiture du nouveau président. Ce nouveau trailer, intitulé “We make the terror” et dans lequel on peut entendre des enfants réciter le texte d’investiture, était volontairement sombre et faisait apparaître un drapeau américain à l’envers devant la Maison Blanche, symbolisant ainsi le chaos politique dans lequel le pays se trouvait à ce moment-là.
Netflix VS Amazon : deux approches pour un seul succès
Mais comment expliquer un tel succès pour Netflix quand Amazon, qui s’est aussi reposé sur la big data pour mettre au monde sa création originale Alpha House, a connu un échec cuisant ?
Les équipes d’Amazon Studios ont fait le pari de proposer aux spectateurs des pilotes susceptibles de leur plaire et de les noter à la fin afin de déterminer quels pilotes seraient susceptibles d’être adaptés en séries. Ainsi, la décision finale revenait exclusivement aux utilisateurs d’Amazon, et non pas à Amazon lui-même. À l’instar de Netflix, les équipes de Roy Price (à l’époque président d’Amazon Studios) ont analysé, en plus des notes et avis émis sur chaque pilote, plusieurs autres indicateurs tels que :
- Les moments où les spectateurs ont mis en pause,
- Ceux où ils ont rembobiné pour revoir une scène,
- S’ils ont zappé une scène voire complètement arrêté de regarder un pilote,
- Si certains types de scènes suscitaient des réactions particulières chez eux,
- Ou encore si les acteurs choisis pour un pilote leur plaisaient.
En agrégeant tous ces éléments, Amazon en a conclu que les utilisateurs souhaitaient voir arriver une sitcom à propos de 4 sénateurs américains. C’est ainsi qu’est née “Alpha House”, une création originale qui, au bout du compte, ne marquera pas tant les esprits que cela et peinera à trouver son public.
Netflix, comme cela a été expliqué plus tôt dans l’article et illustré avec l’exemple de la conception de la série dramatique “House of Cards”, n’a pas proposé de pilotes mais a plutôt capitalisé sur les données collectées sur l’ensemble de son catalogue pour mettre au point son oeuvre originale. Ainsi, les équipes de Ted Sarandos ont décidé d’adopter une vision plus globale que leur concurrent en analysant non seulement les acteurs et réalisateurs, mais également les thèmes, catégories ou encore sous-catégories de films et séries qui plaisaient à une période donnée.
Tout ceci a été rendu possible grâce au système de tags très complexe développé par l’entreprise de Los Gatos. Une fois toute cette data collectée, les équipes de production de Netflix ont pu se pencher sur ce qui constituerait pour elles une bonne série. Elles ont donc pu laisser libre cours, au moment de la conception de House of Cards, à une forme de créativité avertie et informée, soutenue par la big data extraite des habitudes de consommation des utilisateurs de la plateforme. Ainsi, ceci leur a permis de prendre des risques mesurés et, au final, de ne pas se perdre en cours de route.
Pour conclure…
Netflix a su faire fructifier son incroyable stock de données pour concevoir et promouvoir une création originale dont la popularité mondiale n’est plus à démontrer. Preuve de ce succès hors norme, Netflix avait au départ besoin de générer 565 000 abonnements supplémentaires grâce à House of Cards pour atteindre son seuil de rentabilité. La série lui en a finalement rapporté plus de 17 millions.
Cependant, cette prouesse n’est pas forcément à la portée de tous et l’apport de la data n’est en rien une garantie de succès tant critique que commercial.
En effet, après avoir comparé les cas de Netflix et Amazon, force est de constater que même si la typologie des données récoltées a eu son importance, c’est aussi et surtout la manière dont celles-ci ont été utilisées qui a fait la différence.
D’un côté, les équipes d’Amazon se sont totalement reposées sur la big data, y compris lors du processus créatif. Elles ont jugé bon de laisser les données parler à leur place afin de créer une oeuvre originale adaptée, du moins d’un point de vue statistique, aux goûts et aux envies des spectateurs.
De l’autre côté, Netflix a fait le pari inverse et a préféré faire confiance aux cerveaux et aux talents de ses collaborateurs pour tirer, à partir de la data collectée, des insights et des conclusions pertinentes qui allaient ensuite les guider dans leurs choix créatifs.
Ainsi, les équipes de Ted Sarandos ont choisi de prendre des risques et de ne pas constamment suivre à la lettre ce que la big data leur indiquait, afin d’éviter les incohérences et préserver la fluidité scénaristique de House of Cards. Pour le succès qu’on lui connaît.
Sources
- https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2018/05/20295-netflix-preuve-data-favoriser-creativite/
- https://digit.hbs.org/submission/netflix-disrupting-creation-with-big-data/
- https://medium.com/netflix-techblog/improving-netflixs-operational-visibility-with-real-time-insight-tools-ab5e7af062e5
- http://www.atlantico.fr/decryptage/comment-netflix-renverse-table-audiovisuel-grands-coups-data-boris-manenti-3425952.html
- http://dataconomy.com/2018/03/infographic-how-netflix-uses-big-data-to-drive-success/
- https://www.analyticsindiamag.com/is-netflix-piggybacking-on-big-data-for-the-upcoming-house-of-cards-launch/
- https://www.washingtonpost.com/news/arts-and-entertainment/wp/2015/06/11/netflix-tagging-yes-its-a-real-job/?utm_term=.a82d175294fb
- https://www.ted.com/talks/sebastian_wernicke_how_to_use_data_to_make_a_hit_tv_show?language=fr#t-181311