Les interminables files d’attente devant les boutiques Uniqlo à chaque lancement de collection dédiée à Jujutsu Kaisen ou One Piece ne sont plus un phénomène isolé. Elles sont symptomatiques d’une transformation profonde. Avec un marché français du manga aux alentours des 30 millions d’exemplaires vendus en 2023 selon GfK, l’industrie a d’ores et déjà prouvé sa puissance. Mais au-delà des chiffres de l’édition, une autre économie, tout aussi stratégique, s’est développée : celle des collaborations entre les licences de manga et les marques. Loin d’être de simples produits dérivés, ces partenariats sont devenus des stratégies marketing sophistiquées, où chaque partie trouve son compte. En effet l’essor du streaming et l’omniprésence du jeu vidéo ont transformé des œuvres locales en phénomènes mondiaux quasi-instantanés, créant un terrain de jeu inédit pour les marques. Cet article tente d’identifier les mécanismes de ces alliances gagnantes, en analysant comment elles s’appuient sur ces nouveaux modes de consommation pour promouvoir les œuvres originales et créer des produits toujours plus innovants.

De l’écran au panier : comment le streaming crée des opportunités en or
La puissance du Simulcast comme tremplin commercial
Le streaming a radicalement changé la donne. Fut un temps, il fallait des années pour qu’un animé à succès au Japon traverse les frontières. Aujourd’hui, le modèle du simulcast (diffusion simultanée avec le Japon) en partie popularisé par des plateformes comme Crunchyroll ou Netflix, a permis de rendre disponible en quelques heures, un épisode mondialement, sous-titré en plusieurs langues.
Cette simultanéité génère une “hype” planétaire et un pic de demande massif et immédiat. Un animé devient “tendance” sur les réseaux sociaux du monde entier au même moment. Pour une marque, c’est une opportunité en or : le timing est parfait pour lancer un produit et surfer sur cette vague de popularité globale. L’animé Attack on Titan (Shingeki no Kyojin) en est un parfait exemple. Une simple analyse des données de Google Trends montre une corrélation parfaite entre les pics de recherche pour les produits dérivés de la série et les dates de diffusion de chaque nouvelle saison. Chaque vague d’épisodes était accompagnée de son lot de figurines, de vêtements et de jeux, capitalisant sur une demande en pleine explosion.

Uniqlo, la maîtrise du marketing de la hype
Peu de marques ont aussi bien compris et maîtrisé ce phénomène qu’Uniqlo. Leur stratégie n’est pas simplement d’apposer un logo, mais de créer de véritables pièces mettant en valeur les œuvres avec lesquelles la marque collabore. Le modèle repose sur plusieurs piliers :
- Les « drops » en édition limitée : en ne proposant les collections que pour une durée limitée, Uniqlo crée un sentiment d’urgence et de rareté qui décuple l’acte d’achat.
- L’équilibre entre nostalgie et hype : la marque alterne astucieusement entre des licences cultes et transgénérationnelles (Dragon Ball, Sailor Moon) et les dernières sensations du streaming (Spy x Family, Chainsaw Man), s’assurant de toucher toutes les cibles.
- Une exécution soignée : les campagnes sur les réseaux sociaux sont efficaces et les designs des vêtements sont souvent subtils et créatifs.
Les retombées sont doubles. Pour Uniqlo, ces collections génèrent un trafic massif en magasin et en ligne, tout en renforçant son image de marque « cool » et connectée à la culture contemporaine. Pour les éditeurs de manga, la visibilité est immense : un t-shirt dans la rue est un panneau publicitaire ambulant qui peut relancer l’intérêt pour l’œuvre originale.
Le jeu vidéo, moteur de croissance et d’immersion pour les mangas
Les éditeurs n’ont pas attendu l’apparition du streaming pour entretenir la flamme allumée par les mangas, le jeu vidéo, lui, l’approfondit depuis longtemps. C’est un autre pilier numérique de l’expansion des mangas.
L’adaptation en jeu : quand le marketing devient jouable
Un jeu vidéo n’est pas un produit dérivé comme un autre ; c’est un média promotionnel à part entière, une publicité interactive qui maintient en haleine des dizaines d’heures. Il permet de maintenir une licence « vivante » et pertinente aux yeux du public, notamment entre deux saisons d’un animé ou deux arcs narratifs du manga. Si les exemples sont multiples, le jeu Demon Slayer: The Hinokami Chronicles, capitalisant parfaitement sur l’immense succès de la première saison de l’animé et du film Le Train de l’Infini en est un parfait représentant. Il a permis de faire attendre les fans jusqu’à la saison suivante tout en s’immergeant davantage dans l’univers. Le jeu a connu un succès commercial en s’écoulant à plus de 3,5 millions d’exemplaires, contribuant à maintenir la licence Demon Slayer au sommet de la pop culture et à stimuler les ventes du manga papier.

L’empire transmédia Pokémon, où le jeu vidéo est au centre de la stratégie
Pour saisir la puissance de cette synergie, il faut observer le maître incontesté en la matière : Pokémon. Avec des revenus estimés à plus de 100 milliards de dollars en août 2021, c’est la franchise la plus rentable de l’histoire, devant Mickey Mouse ou Star Wars. Son succès repose sur une stratégie transmédia extrêmement ingénieuse où le jeu vidéo est le cœur du réacteur. Le même cycle se répète inlassablement : un nouveau jeu sort sur console Nintendo, il introduit de nouveaux personnages et une nouvelle région qui sont par la suite déclinés en animé, films, manga, et une avalanche de produits dérivés.
De la collaboration avec des marques de luxe comme Fendi à la présence dans les Happy Meals, en passant par les emblématiques Pokémon Centers, la stratégie de The Pokémon Company est holistique. Le jeu n’est pas une fin en soi, c’est le point de départ d’un écosystème commercial d’une efficacité redoutable.

Du produit à l’expérience : l’événementiel comme levier d’engagement
Une fois le fan conquis par le contenu numérique et le produit physique, les stratèges marketing cherchent à atteindre le niveau ultime de l’engagement : l’expérience immersive. Le marketing événementiel est devenu un champ d’innovation majeur pour les licences manga.
Les pop-up stores et cafés à thème : créer la rareté et le contenu partageable
La stratégie derrière un pop-up store ou un café éphémère va bien au-delà de la simple vente. L’objectif principal est de créer une expérience mémorable et, surtout, partageable sur les réseaux sociaux. En plongeant les visiteurs dans une reconstitution fidèle de leur univers favori, les marques génèrent un volume massif de User-Generated Content. Chaque plat thématisé, chaque décor, chaque produit exclusif est une invitation à prendre une photo et à la poster sur Instagram, TikTok ou X. Ce contenu, créé gratuitement par les fans eux-mêmes, est précieux d’un point de vue marketing car authentique. La rareté de l’événement (souvent ouvert pour quelques semaines seulement) active un puissant levier psychologique : le Fear Of Missing Out, poussant les fans à se déplacer pour ne pas rater cette occasion unique. L’investissement dans le décor et l’ambiance est ainsi directement rentabilisé par la publicité organique générée par la communauté.
Expositions et concerts symphoniques : la « premiumisation » de la licence
Pour toucher un public plus large ou plus âgé et légitimer le statut d’œuvre culturelle d’un manga, les ayants droit investissent également dans des formats événementiels plus prestigieux. Une exposition comme celle consacrée à L’Attaque des Titans lors du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2023, ne s’adresse pas exclusivement aux fans de la première heure. Elle attire les curieux, la presse culturelle généraliste et positionne l’œuvre de Hajime Isayama comme un objet d’étude artistique.
De même, les concerts symphoniques qui reprennent les bandes originales de Naruto, One Piece ou des films du studio Ghibli élèvent la perception de la licence. On ne parle plus seulement d’un dessin animé, mais d’une composition musicale digne des plus grandes salles de concert. Cette stratégie de « premiumisation » permet non seulement de vendre des billets à un prix élevé, mais aussi de renforcer l’image de marque de la licence, la rendant plus attractive pour des collaborations avec des marques haut de gamme et justifiant des prix plus élevés pour ses produits dérivés.

Vers une intégration toujours plus poussée
L’ère du produit dérivé basique est révolue. Nous sommes entrés dans l’âge des écosystèmes culturels où le manga, ses produits dérivés et les expériences de marque s’alimentent mutuellement dans un cercle vertueux. Les plateformes numériques ont agi comme des accélérateurs, donnant aux licences une portée mondiale et instantanée. Mais la stratégie ne s’arrête plus là. Elle se prolonge dans le monde physique via des événements immersifs qui transforment les fans en ambassadeurs.
Loin de s’essouffler, le phénomène est destiné à s’intensifier. Les prochaines frontières se dessinent déjà : intégration plus poussée dans les metaverses (à l’image des skins de Naruto dans Fortnite), la multiplication des parcs à thèmes comme le Ghibli Park au Japon, et peut-être demain, l’utilisation de l’IA pour personnaliser ces expériences en temps réel. Une chose est sûre : l’alliance entre les mangas et les marques n’a pas fini de nous surprendre et de faire parler d’elle.
Source
https://nielseniq.com/global/fr/news-center/2024/ventes-de-bande-dessinees-et-mangas-en-france-2023/
https://trends.google.fr/trends/explore?date=2013-11-01%202024-01-01&q=%2Fm%2F0gtxdb2&hl=fr
https://www.dexerto.fr/pokemon/marque-luxe-lance-collaboration-pokemon-2024-1530693/